« Je l’ai eu fait » : (presque) tout sur le passé surcomposé


« Je l’ai eu fait » : connaissez-vous cette structure ? On l’appelle le passé surcomposé et il s’agit d’un temps verbal utilisé parfois en français. Pas toujours bien connu ni compris, il sert pourtant à boucher plusieurs « trous » dans le système verbal français.


Sommaire

  1. Contexte
  2. Le passé composé
  3. Les rôles du passé surcomposé
    1. Le retour de l’accompli
    2. Le fréquentatif
    3. L’antériorité
      1. Le parfait existentiel
      2. Le passé bisantérieur
  4. Répartition du passé surcomposé
    1. Diversité des usages
    2. Répartition géographique
  5. Sources

1. Contexte

Les grammaires normatives citent depuis peu les temps surcomposés, qui étaient jusqu’ici souvent présentés avec un certain dédain comme des « formes régionales ». Ils ont pourtant eu leur heure de gloire dans la littérature francophone des XVIIe et XVIIIe siècle, et servent encore aujourd’hui.

Le Bescherelle canadien1, moins conservatiste que son homologue français, nous explique ainsi depuis 2018 qu’il s’agit d’un type de temps à double auxiliaire, et qu’il en existe sept :

  • Passé surcomposé : j’ai eu dit
  • Plus-que-parfait surcomposé : j’avais eu dit
  • Passé antérieur surcomposé : j’eus eu dit
  • Futur antérieur surcomposé : j’aurai eu dit
  • Conditionnel passé surcomposé : j’aurais eu dit
  • Subjonctif passé surcomposé : que j’aie eu dit
  • Infinitif passé surcomposé : avoir eu dit

Le premier est largement plus courant que les autres et c’est celui qui fait l’objet de ce billet.


2. Le passé composé

Le passé composé est difficilement explicable autrement qu’avec lui-même : il exprime un évènement qui s’est produit, qui a été réalisé.

La principale différence qui le distingue de l’imparfait, notamment, est le fait que ce dernier est (généralement) employé pour des évènements qui sont en cours dans le passé. Les actions qu’il décrit ne sont pas parfaites, au sens de « terminées ».

  • J’écrivais ce brouillon hier → j’étais en train d’écrire ce brouillon hier

Avec le passé composé, il y a une notion d’accompli, de parfait.

  • J’ai écrit ce brouillon hier → j’ai fini d’écrire ce brouillon hier

L’accompli n’est pas une distinction de temps, mais d’aspect : le temps verbal indique quand le l’action se passe, tandis que l’aspect donne une information sur son déroulement.

Cette distinction d’accompli est davantage présente en anglais, qui fait un usage fréquent du prétérit, là où le plus proche équivalent français (le passé simple) est aujourd’hui désuet dans le langage courant. L’obsolescence du passé simple a par ailleurs entraîné celle du passé antérieur (qui est formé avec un auxiliaire au passé simple).

Aspect : imparfait (inaccompli), neutre, neutre ou parfait (accompli), parfait (accompli)

FrançaisAnglais
ImparfaitJe le faisaisI was doing it
Passé simple / prétéritJe le fisI did it
Passé composéJe l’ai faitI have done it

Depuis qu’il remplace le passé simple dans l’usage, le passé composé transmet donc moins bien la notion d’accompli. C’est ce qui motive un des usages du passé surcomposé.


3. Les rôles du passé surcomposé

3.1 Le retour de l’accompli

Le langage n’aime pas les trous. Pouvoir exprimer l’accompli est un outil langagier utile, et une langue qui en est dépourvue cherchera naturellement à l’ajouter.

C’est ce que le passé surcomposé permet ici : puisque le passé composé ne suffit plus à exprimer l’accompli, on va « exagérer » la structure du verbe afin d’insister que ce qu’on décrit est bel et bien terminé. En faisant glisser la notion d’accompli d’une forme verbale (le passé composé) vers une autre (le passé surcomposé), on restitue la distinction aspectuelle.

L’ancien modèle verbal français (simplifié)
Passé simplePassé composéPassé surcomposé
Non accompliAccompliInutilisé
Le modèle verbal français courant aujourd’hui (simplifié), avec l’ambiguïté aspectuelle du passé composé
Passé simplePassé composéPassé surcomposé
InutiliséAccompli / non accompliInutilisé
Le modèle verbal non ambigu que permet le passé surcomposé
Passé simplePassé composéPassé surcomposé
InutiliséNon accompliAccompli

Mais ce n’est pas tout, car le passé surcomposé a profité de son émergence pour remplir parfois des « trous grammaticaux » différents selon le contexte et la région.


3.2 Le fréquentatif

Quitte à perdre une distinction aspectuelle, pourquoi ne pas la remplacer par une autre ? Le fréquentatif, par exemple. C’est une autre utilisation du passé surcomposé qu’on rencontre généralement dans le Sud de la France.

Cet aspect est appliqué diversement en fonction des langues, mais il sert ici le plus souvent à remplacer l’adverbe « quelquefois ».

  • Je l’ai eu regardé → je l’ai regardé quelquefois

3.3 L’antériorité

L’idée qui est généralement la mieux transmise par le passé surcomposé est l’antériorité. Il peut le faire de deux manières différentes. La première consiste à l’utiliser de manière indépendante, en-dehors d’une proposition circonstancielle de temps. Cette forme peut être décrite comme un parfait existentiel2.


3.3.1 Le parfait existentiel

Le parfait existentiel sert à boucher un autre trou du système verbal français. Attention, je parle cette fois-ci bel et bien du temps verbal et non de l’aspect. En français courant, nous avons en effet la possibilité de distinguer grammaticalement deux points dans le futur, mais un seul dans le passé – le passé composé n’étant pas très explicite sur le temps qui s’est écoulé depuis l’évènement décrit.

Se situer dans le temps en français
Temps grammatical Passé Présent Futur
Lointain Proche Présent Proche Lointain
Temps du français Passé composé Présent Futur proche Futur
je l’ai fait je le fais je vais le faire je le ferai

Utiliser le passé surcomposé afin d’augmenter l’antériorité de ce dont on parle, c’est une façon d’ajouter un passé lointain à notre système de temps verbaux « basiques », et de le rendre symétrique (deux temps futurs, deux temps passés).

Se situer dans le temps en français (avec le passé surcomposé)
Temps grammatical Passé Présent Futur
Lointain Proche Présent Proche Lointain
Temps du français Passé surcomposé Passé composé Présent Futur proche Futur
je l’ai eu fait je l’ai fait je le fais je vais le faire je le ferai

Les notions de « proche » et de « lointain » sont évidemment très relatives et dépendantes du contexte. Parfois, plutôt que de distinguer deux points dans le temps, cette distinction nous informe en fait sur l’intention du locuteur. Par exemple, avec cette utilisation du passé surcomposé, on peut illustrer une partie de ces quatre temps comme suit.

Au futur :

  • Je vais le faire → je m’apprête à le faire immédiatement ou dans la journée / j’ai l’intention de le faire prochainement
  • Je le ferai → je ne sais pas quand je le ferai / je n’ai pas l’intention de le faire sur le court terme

Au passé :

  • Je l’ai fait → je viens de le faire / je l’ai fait récemment ou dans un passé qui m’est encore familier
  • Je l’ai eu fait → je l’ai fait il y a longtemps / je l’ai fait dans un passé qui ne m’est plus familier

On peut aller plus loin et faire remarquer que le passé surcomposé se réfère alors à trois points temporels à la fois : « j’ai eu su cette poésie » se réfère à un moment où « je la savais », à un moment où « je ne l’ai plus sue », et au moment présent d’où je perçois (et exprime) l’éloignement de chacun des deux points.


3.3.2 Le passé bisantérieur

Le passé surcomposé peut aussi exprimer l’antériorité d’un évènement par rapport à un autre, comme on le voit dans cette phrase de Diderot1.

  • Cependant la barbe me venait ; et quand elle a été venue, je l’ai fait raser.

Il est alors dit « passé bisantérieur » et fait obligatoirement partie d’une proposition circonstancielle de temps. S’agissant de l’usage qui fut prisé dans la littérature des XVIIe et XVIIIe siècle, l’image « régionale » péjorative qu’on accorda par la suite au passé surcomposé s’explique par la coexistence des autres utilisations que j’en ai citées : n’étant pas autant sujettes aux règles de syntaxe et de concordance qui régissent le passé bisantérieur, elles ont été perçues comme inférieures, et ce sont les seules qui sont restées quand le passé surcomposé littéraire est devenu désuet.

Ce modèle se place dans la continuité du remplacement du passé simple par le passé composé puisqu’il permet, au même titre, de remplacer le passé antérieur (qui utilise un auxiliaire au passé simple) par le passé surcomposé (formé avec un auxiliaire « au passé composé », si l’on peut dire).

Évènement repère Évènement conséquent
Ancien modèle Passé antérieur Passé simple
Modèle au passé surcomposé Passé bisantérieur Passé composé
  • Ancien modèle
    Après qu’il eut écrit la lettre, elle lui parla de Pierre.
  • Modèle au passé surcomposé
    Après qu’il a eu écrit la lettre, elle lui a parlé de Pierre.

4. Répartition du passé surcomposé

4.1 Diversité des usages

Les emplois du passé surcomposé que je cite dans cet article empiètent souvent les uns sur les autres. De mon côté, j’ai l’impression de l’utiliser à la fois comme un passé fréquentatif et bisantérieur. Si je dis « je l’ai eu dit », je veux en fait dire « j’ai eu l’habitude de le dire il y a longtemps ». Cela peut toutefois dépendre du verbe utilisé. Il est également rare qu’il soit utilisé pour véhiculer seulement la notion d’accompli1,8.

Cet article n’est pas non plus une liste exhaustive de ses usages spécifiques. J’aurais par exemple pu détailler sur le fait qu’il peut servir à exprimer l’indéfinitude de l’évènement décrit (c’est-à-dire indiquer que sa nature est floue) ou bien souligner le caractère exceptionnel (infréquent) dudit évènement8.

Cette hétérogénéité rend difficile de ne pas se contredire quand on en parle, ou bien de déterminer laquelle de ses fonctions est la plus importante chez telle ou telle personne, dans telle ou telle région ou dans tel ou tel cadre. De plus, sa construction peut varier également : localement, la préférence pour l’auxiliaire « être » ou « avoir » change, et il peut nécessiter ou non une concordance des temps.

Après que je m’ai été promené…

Utilisation de l’auxiliaire « avoir » dans la construction du passé surcomposé.

Alors il marie sa fille. Quand il a eu marié sa fille, son gendre entreprend un commerce.

Usage du passé surcomposé sans nécessité de concordance des temps.

Le passé surcomposé est davantage présent dans la langue écrite des classes les plus éduquées, étant déprécié à l’oral8. Ironiquement, il est précisément l’inverse dans ma région (dialecte stéphanois), où il est un marqueur de ruralité essentiellement oral. Dans les deux cas cependant, il est préféré par les locuteurs les plus âgés. Il semble par ailleurs totalement absent du registre journalistique8.

Le passé surcomposé français est donc multiforme (aussi bien dans sa morphologie et sa syntaxe que dans sa sémantique et sa fréquence) et il est difficile d’en dégager des tendances2, malgré la suffisance avec laquelle certaines sources affirment n’en voir qu’un usage possible.


4.2 Répartition géographique

De manière générale, le passé surcomposé se rencontre davantage dans le Sud de la France, la région francoprovençale et la Suisse, mais aussi au Québec et en Bretagne. Ne bénéficiant pas toujours d’une bonne image et pouvant être remplacé par une structure différente dans tous les cas, il reste relativement rare et défavorisé dans le registre courant.

Par exemple, je ne dirais normalement pas « après qu’il eut écrit la lettre, elle lui parla de Pierre », ni « après qu’il a eu écrit la lettre, elle lui a parlé de Pierre », mais simplement « elle lui a parlé de Pierre après lui avoir écrit la lettre ».

Le passé surcomposé n’est pas réservé au français. On l’observe tout autour du territoire métropolitain pour des usages parfois contradictoires : le catalan en fait un fréquentatif, un bisantérieur ou un hodiernal (un temps décrivant quelque chose qui s’est produit dans les dernières 24 heures), tandis qu’il peut servir en allemand de passé récent2 ou de substitut au plus-que-parfait dans les dialectes qui ont perdu le prétérit3. Wikipédia en alémanique cite aussi des exemples dans cette langue4, tout comme Wikipédia en suédois pour le suédois5 et la Wikipédia bretonne pour le breton6 (que je ne sais pas lire, cependant).

Et vous, vous avez eu utilisé les temps surcomposés ?


5. Sources

  1. Christine Ouin. Les temps surcomposés. Bescherelle, 26 mars 2018
  2. Louis de Saussure, Bertrand Sthioul. Formes et interprétations du passé surcomposé : unité sémantique d’une variation diatopique. Langages, avril 2012
  3. Doppeltes Perfekt, Wikipédia en allemand
  4. Passé surcomposé, Wikipédia en alémanique
  5. Dubbelt supinum, Wikipédia en suédois
  6. Amzerioù-tremenet adkevrennek, Wikipédia en breton
  7. Theodore E. D. Braun, and Roger J. Steiner. “Two Neglected Tenses in Contemporary Textbooks: The Passé Antérieur and the Passé Surcomposé.” The French Review 49, no. 5 (1976): 736-42. Accessed March 21, 2021.
  8. Janice Carruthers. “The Passé Surcomposé Général; On the Relationship between a Rare Tense and Discourse Organization.” Romance Philology, vol. 50, no. 2, 1996, pp. 183–200. Accessed 1 Apr. 2021.

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Merci à Chris pour l’idée d’article, et pour avoir insisté que je l’écrive. :p

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laplumefragile

Instructif mais je doute que je l’ai eu utilisé un jour 😅

laplumefragile

Merci pour le rebond ! Et le développement 😉

Sid

Eh bien oui, dans ma région ça existe (dialectes ruraux, oraux, proches du patois), j’ai été d’ailleurs agréablement surpris de découvrir seulement à l’université (!), en cours de grammaire française, que c’était bel et bien un temps du français, car jusqu’alors on ne m’en avait jamais soufflé mot, comme on dit dans un français un peu suranné ! Bon l’enseignement du français dans le secondaire, c’est un peu le naufrage, si on réussit à enseigner aux élèves deux-trois subjonctifs et le passé simple, c’est déjà merveilleux, alors les temps surcomposés…

Je l’avais analysé comme toi, un temps qui lève l’ambiguïté sémantique d’un passé composé devenu polyvalent et donc très polysémique.

Pour l’anecdote, récemment j’ai failli corriger le texte d’un apprenant (de français) avec un passé surcomposé, avant de me raviser, car il y aurait évidemment fallu que j’explique tout le truc, et comme les apprenants (encore plus que les francophones natifs) n’en entendent absolument jamais parler… Mais sinon, je l’aurais volontiers eu fait 😀

Sid

Non l’apprenant lui-même n’avait pas utilisé un surcomposé, c’est moi qui voulais corriger avec ça. La plupart des apprenants ont des difficultés avec passé simple/imparfait.

nicole Hénard

Bonsoir,
Je suis ravie d’avoir trouvé cet article qui m’a permis de prouver à mon petit fils de 23 ans (j’ai 83 ans) que la phrase que je venais de prononcer était correcte. A propos d’une recette que je faisais il y a longtemps, je lui avais dit que je l’avais eu faite. Cette anecdote prouve au moins que l’enseignement de notre belle langue (si compliquée !!) était de grande qualité à ma génération !!!

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