Peut-on décrire le beatbox en phonétique ?


Jusqu’à quel point le beatbox et la phonétique sont-ils compatibles ?


SOMMAIRE

  1. Les percussions de base du beatbox
    1. Les consonnes éjectives
      1. Transcription
    2. Les clics
      1. Transcription
  2. Les sons plus complexes
    1. Les sons phonologiquement impossibles
    2. Les sons phonétiquement impossibles
    3. La phonétique est-elle assez précise pour décrire le beatbox ?
  3. Beatbox = musique + phonétique ?
    1. La longueur des sons
    2. Les pauses
    3. La hauteur musicale
    4. Les sons et altérations paraphonatoires et extraphonatoires
  4. Conclusion
  5. Sources

Le beatbox, ça consiste à recréer le son d’instruments de musique avec ses organes phonateurs – avec sa bouche, si vous préférez. Or, les sons produits avec les organes phonateurs portent des noms qu’on connaît bien : les consonnes et les voyelles.

Est-ce que les sons du beatbox sont vraiment des consonnes ? Peut-on décrire phonétiquement les phénomènes que cela implique ? Ce sont les questions que j’explore dans cet article.


1. Les percussions de base du beatbox

Les percussions sont le fondement du beatbox. La première chose qu’on apprend à faire, c’est reproduire le drum kit basique : la grosse caisse, la caisse claire et le charleston. Jusque là, il s’agit bien de consonnes. Mais des consonnes particulières :

1.1 Les consonnes éjectives

Une consonne éjective (ou glottalisée) est une consonne qui a la particularité de pouvoir être réalisée en retenant son souffle. On la réalise en fermant la glotte et en faisant rapidement remonter le larynx. Cette glottalisation a la propriété de modifier le flux d’air.

Le flux d’air, c’est la manière dont l’air circule pendant l’articulation d’un son. En français, il est toujours pulmonique, c’est-à-dire que l’air vient des poumons et qu’on respire (plus précisément, on expire) en le produisant. Glottaliser une consonne, cela coupe le flux d’air et le transforme en flux d’air glottal – c’est-à-dire que l’air ne vient pas des poumons, mais circule seulement entre la glotte et l’autre organe phonateur (par exemple les lèvres) avec lequel on réalise la consonne.

Schéma des différents flux d'air en phonétique

Cette restriction du flux d’air, associée au mouvement brusque du larynx qui augmente la pression de l’air dans la cavité buccale, permet de produire un son beaucoup plus fort, détonant ou fortement chuintant. Vous l’aurez compris, on a notre consonne éjective.

Précisions techniques

  1. Seuls deux modes d’articulation sont compatibles avec la glottalisation : les consonnes occlusives (comme ‹p,t,k›) et les consonnes fricatives (comme ‹f,s,ch›). On peut toutefois y ajouter le mélange des deux : les consonnes affriquées (telles que ‹pf,ts,tch›).
  2. Une consonne glottalisée sera forcément sourde (comme ‹p,t,f,s›) et jamais voisée (comme ‹b,d,v,z›) car le voisement est la vibration des cordes vocales pendant la réalisation d’une consonne ; or, cette vibration ne peut être produite que si la glotte est ouverte. C’est pour cela qu’on n’entend pas la voix d’une personne qui fait des percussions en beatbox.
  3. Les consonnes éjectives sont un type de consonnes attestées dans certaines langues, mais celles du beatbox sont susceptibles d’être plus fortes que celles qu’on trouve dans le langage.

1.1.1 Transcription

Comme on étudie pour le moment des sons connus dans le langage, la transcription en alphabet phonétique international (API) est tout à fait possible. Une consonne éjective se marque avec le caractère correspondant à la consonne suivi d’une apostrophe « vraie » : [ʼ] (à ne pas confondre avec l’apostrophe « commune », qui est droite, ni [ˈ] qui est la marque de l’accent tonique en API).

Voici une liste relativement exhaustive des consonnes éjectives existant en beatbox. Je dis « relativement » car on peut y apporter une multitude d’altérations pour les diversifier (c’est déjà vrai dans le langage, et le beatbox ne fait qu’accroître la liste des possibilités). Cependant, cette liste donne un bon ordre d’idée. J’ai retiré les sons peu musicaux comme certaines consonnes vélaires ainsi que les consonnes rétroflexes et uvulaires.

Vous pouvez cliquer sur les sons pour les écouter.

Bil. Lab.-dent. Dent. Alv. Alv. lat. Post-alv. Alv.-pal. Pal. Vél.
Occ. t̪ʼ
Fric. θʼ ɬʼ ʃʼ ɕʼ çʼ
Aff. p͡fʼ t̪͡θʼ t͡sʼ t͡ɬʼ t͡ʃʼ c͡çʼ

Saurez-vous reconnaître les instruments que certains d’entre eux reproduisent ?


1.2 Les clics

Si vous aimez un peu les langues, il y a quelques chances que vous ayez déjà croisé les clics. Ces sons très rares sont produits avec un flux d’air encore plus restreint puisqu’il s’agit d’un flux d’air buccal (voir l’image ci-dessus), où l’arrière de la langue collé au palais (au niveau vélaire) obstrue l’arrivée d’air depuis les poumons. On raréfie alors brusquement l’air entre le palais et un autre point de la bouche pour créer une sorte d’implosion violente : un clic.

1.2.1 Transcription

Il existe cinq clics de base qui, là aussi, peuvent connaître de nombreuses variantes.

Bil. Dent. Post-alv. Pal-alv. Alv. lat.
ʘ ǀ ! ǂ ǁ

2. Les sons plus complexes

Les consonnes éjectives sont la porte qu’on emprunte pour entrer dans l’univers du beatbox (aussi bien en tant qu’apprenant beatboxeur qu’en tant que phonéticien), mais elles représentent en réalité la partie émergée de l’iceberg.

Du fait que le beatbox consiste à utiliser ses organes phonateurs de façon créative, il nous amène à produire des sons qui sont très rarement (voire jamais) utilisés dans les langues naturelles. C’était déjà un peu le cas jusqu’ici (seulement ~15% des langues du monde ont au moins une consonne éjective et ~2% ont des clics), mais là, on va tomber sur des choses exotiques même d’un point de vue linguistique.

Ces sons sont de toutes natures et difficilement listables. On peut cependant les séparer en deux catégories :

  • les sons phonologiquement impossibles ;
  • les sons phonétiquement impossibles.
Infographie sur les sons du beatbox en phonétique

2.1 Les sons phonologiquement impossibles

Un son phonologiquement impossible, c’est un son qui n’est attesté dans aucune langue du monde, parce qu’il est :

  • trop complexe à produire
  • et/ou trop coûteux en effort articulatoire
  • et/ou trop difficile à distinguer d’un son qui lui ressemble.

Ce sont donc des consonnes particulièrement étranges, mais des consonnes tout de même. De ce fait, un son phonologiquement impossible peut se transcrire en API, notamment grâce à des diacritiques.

Par exemple, on peut être amené à produire une consonne roulée alvéolaire sourde éjective, ou une consonne battue latérale alvéolaire voisée (qui rappelle le clic latéral et qui apparaîtrait dans moins de 1% des langues).

[r̥ʼ ɺ]

On peut aussi citer les consonnes percussives, sans flux d’air particulier, qui consistent à « frapper » deux organes phonateurs l’un contre l’autre, comme les lèvres (percussive bilabiale), les dents (percussive bidentale) ou bien la langue contre le bas de la bouche (percussive sublinguale).

[ʬ ʭ ¡]

2.2 Les sons phonétiquement impossibles

Un son phonétiquement impossible, c’est un son qui sort du domaine de la phonétique. Il est exotique à un point tel qu’il ne pourrait pas exister dans une langue naturelle, et que la phonétique ne peut pas forcément le décrire, du moins pas parfaitement. Néanmoins, la plupart du temps, il est tout de même produit avec les organes phonateurs et l’on peut continuer d’utiliser la terminologie linguistique pour le désigner.

Pour s’aider à décrire et à transcrire les sons phonétiquement impossibles, deux stratégies s’offrent à nous : les extensions de l’API et les VoQS (Voice Quality Symbols) qui sont notamment utilisés en orthophonie.


2.3 La phonétique est-elle assez précise pour décrire le beatbox ?

En théorie, comme on l’a vu, les sons du beatbox peuvent devenir trop précis et complexes pour être réalisés toujours de la même manière. En tout cas, ce serait impossible dans une langue, qui en verrait naître des variantes en fonction des locuteurs ou des sons environnants (phénomène d’allophonie). J’ai cependant découvert en les transcrivant que le beatbox ne permet pas (ou très peu) d’allophonie : si vous voulez que ça sonne bien, vous devez y arriver avec précision. Cette précision n’est normalement pas pertinente dans le langage.

Des variantes peuvent en revanche exister en fonction de la personne, car chacun a son propre style en beatbox et cela peut jouer sur les sons, même si cela ne leur enlève pas de leur appétit en précision. Un son de charleston pourra par exemple être basé sur [ts] chez certains beatboxeurs, et sur [tf] chez d’autres.

Cela pose en tout cas la question de savoir si la phonétique est assez précise quand elle décrit un son élaboré. Autrement dit : si l’on montre la transcription en API d’un son de beatbox à un phonéticien, saura-t-il le produire spontanément ?

Plus un son sera complexe, moins ce sera vrai. Il existe de nombreux signes diacritiques permettant d’affiner la transcription des sons en API, mais ils ne font que donner une précision ; ils ne sont pas un gage de précision. Les VoQS augmentent aussi largement les possibilités de transcrire le beatbox en phonétique, mais ils sont loin de permettre la transcription précise de tous les sons possibles.

C’est un peu contre-intuitif, mais plus on ajoute de précisions à une transcription, moins la transcription est précise. En effet, comment savoir la manière exacte dont chaque altération doit être produite ? La solution est la même que l’on apprenne à parler une langue étrangère ou à beatboxer : en pratiquant.


3. Beatbox = musique + phonétique ?

On a vu les limitations purement phonétiques que rencontre l’étude linguistique du beatbox. Mais le beatbox est bien plus que de la « musique phonétique ». C’est avant tout une activité musicale. Bien qu’elle ait la particularité d’utiliser les organes phonateurs, cela la rend notamment incompatible avec la phonétique quand des phénomènes strictement musicaux sont impliqués. Comme ceux-ci.

3.1 La longueur des sons

En phonétique, la longueur d’un son est marquée en le faisant suivre du signe [ː]. On l’utilise exceptionnellement en double [ːː] pour des sons extralongs, peu attestés dans les langues naturelles. Rien n’empêche, en théorie, de l’utiliser autant de fois que nécessaire pour montrer la longueur d’un son, mais il s’agira d’une longueur relative, donc imprécise.

3.2 Les pauses

On les marque en phonétique avec [|] (pause courte, généralement une virgule) ou [‖] (pause longue, après un point par exemple). Cependant, là aussi, ses signes sont relatifs, leur utilisation est essentiellement linguistique et ils n’ont pas été conçus pour un usage de précision comme c’est nécessaire en musique.

3.3 La hauteur musicale

Il est rarement utile de marquer la hauteur des sons en beatbox, puisqu’ils sont essentiellement percussifs. Cependant, le beatbox reproduit le son de certains instruments qui ne sont pas des percussions, et la transcription des notes peut alors s’avérer nécessaire.

Le potentiel de l’API pour noter la hauteur des sons est très limité. On le fait pour les langues à tons, mais on ne connaît que cinq « pseudonotes » pertinentes dans le langage. De plus, elles aussi sont relatives (une note musicale, au contraire, est absolue).

La hauteur musicale peut se combiner à la longueur sous la forme de l’altération ou de la modulation du même son sur la durée, ce que l’API peut difficilement rendre.

3.4 Les sons et altérations paraphonatoires et extraphonatoires

Voici enfin des phénomènes que la phonétique ne couvre pas du tout :

  • une altération paraphonatoire, ça peut être le fait d’utiliser un organe non phonateur (sa main par exemple) pour produire un son (couvrir son nez, sa bouche, toucher sa gorge…) ;
  • un son paraphonatoire, c’est par exemple siffler ;
  • un son extraphonatoire, c’est un son produit sans les organes phonateurs, par exemple un claquement de doigts ou de main.

4. Conclusion

Le beatbox, c’est le point de rencontre inattendu de la linguistique avec la musique. Les sons du beatbox étant produits grâce aux organes phonateurs, on peut en effet en faire une description phonétique, et il est souvent possible de les transcrire en alphabet phonétique.

Avant d’en arriver là, il faut néanmoins visualiser les endroits où le beatbox et la phonétique sont compatibles, ainsi qu’avoir à l’idée les contraintes et les limitations que cela représente. Ces dernières empêchent très rarement de faire au moins une approximation phonétique d’un son de beatbox. Cependant, si la phonétique est un outil performant pour ce faire, il n’en reste pas moins imparfait et imprécis. Il ne couvre par exemple pas du tout certains aspects purement musicaux.

Si vous êtes fatigué de toute cette théorie, vous pouvez vous récompenser de votre lecture en découvrant mes transcriptions en alphabet phonétique de certains sons de beatbox dans le prochain article. Merci pour votre lecture !


5. Sources

Liste des vidéos visionnées pour l’écriture de cet article :

Infographie dérivée de Freepik

Merci à Slorany pour sa relecture !

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[…] mon article précédent, « Peut-on décrire le beatbox en phonétique ? », j’explique ce que la phonétique peut (et ne peut pas) faire avec le beatbox. Ici, je passe […]

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