Pourquoi vous dites « faites » et vous ne disez pas « faisez »


En français, il y a trois conjugaisons irrégulières du présent à la deuxième personne du pluriel : « êtes », « dites » et « faites ». D’où viennent-elles ?

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À ma grande surprise, je n’ai trouvé qu’une réponse rapidement sur Google, et elle était très fausse. J’en ai donc profité pour partir à la chasse aux sources (Google Scholar, TMTC) et déterminer l’explication scientifique derrière ces cas particuliers. Et elle est… franchement compliquée. Pas étonnant donc que la question soit peu couverte. En tout cas, j’ai fait de mon mieux pour réparer ce trou.

SOMMAIRE

  1. Principes de base : l’évolution du système verbal
  2. Le cas de « êtes »
  3. « Dites » et « faites » : l’explication phonétique simple
    1. La justification analogique
  4. Reprenons depuis le début : ce que nous dit l’ancien français
    1. Accent tonique et trisyllabes
    2. « Dites » et « faites » : les derniers spécimens d’une espèce disparue ?
  5. Méfiez-vous des réponses « évidentes » !
  6. Sources

1. Principes de base : l’évolution du système verbal

L’évolution d’une langue s’opère simultanément sur plusieurs aspects que j’ai déjà résumés, un peu par jeu, à l’ADN de la langue : le LEMPS.

Illustration de l'ADN de la langue.

Le système verbal est soumis à l’évolution de plusieurs de ces aspects à la fois. Cela a pour conséquence de le rendre aussi riche qu’irrégulier.

La quantité de mutations langagières est aussi fonction de la fréquence d’utilisation d’un mot. Plus un mot est courant, plus il a de chances de se transformer et de produire des résultats inattendus. C’est donc d’autant plus vrai si le mot est un verbe.

Voici donc le décor planté : l’existence de ces trois exceptions n’est pas… exceptionnelle. Mais quels sont les phénonèmes impliqués dans leur genèse ?

2. Le cas de « êtes »

Je ne vais pas beaucoup parler de « êtes », car les verbes « être » et « avoir » sont si courants qu’ils sont quasiment toujours irréguliers, quelle que soit la langue. C’est d’ailleurs aussi le cas dans les langues germaniques dont le système verbal est pourtant plus simple et moins riche que celui des langues romanes.

« Êtes » est donc moins étonnant que « dites » et « faites ». D’autant moins que son origine n’est pas la même. Il est en réalité la continuation régulière du latin “estis”, qui était déjà irrégulier.

Évolution du latin "estis" jusqu'au français "êtes".

3. « Dites » et « faites » : l’explication phonétique simple

Un latiniste en herbe serait tenté de dire que « dites » et « faites » sont simplement issus de l’évolution régulière des formes latines “dīcitis” et “facitis”, de même sens.

Cette hypothèse implique seulement des mutations de la prononciation. Il suffit de supposer un stade intermédiaire “digitis” et “fagitis” précédant la disparition du ‹g› et la transformation du dernier ‹i› en ‹e›. À partir de ces formes, on a effectivement pu obtenir « dites » et « faites » par évolution phonétique régulière. Par exemple, ici avec « faites » :

Proposition d'évolution du latin "facitis" au français "faites".

Problème : les mutations phonologiques sont très uniformes et s’appliquent à peu près de la même manière à tous les mots d’une langue. On connaît assez bien l’évolution de la prononciation entre le latin et le français. Or, cette mutation particulière du ‹c› en ‹g› ne s’observe nulle part. Il faut donc l’étayer davantage pour la rendre cohérente.

3.1 La justification analogique

Comme je le disais en introduction, les mutations phonologiques sont loin d’être la seule explication aux changements qui se produisent dans le système verbal d’une langue. Les mutations morphologiques sont au moins aussi répandues.

Les auteurs défendant l’hypothèse de la mutation du ‹c› en ‹g› ajoutent qu’il peut s’agir d’une réfection analogique sur le modèle des verbes en –gere. Autrement dit, on a des verbes en –gere, par exemple “agere” (« agir ») qui a pour participe passé “actus”. Le verbe “facere” ayant un participe passé similaire, “factus”, son infinitif a pu devenir “fagere” par copie du modèle de “agere”.

Illustration de l'analogie morphologique

À partir de là, on a effectivement pu avoir les formes “digitis” et “fagitis”, façonnées sur le modèle de leur nouvel infinitif avec ‹g›.

Mais cela pose un autre problème : l’hypothèse analogique suppose que les verbes “dicere” et “facere”, très communs, ont copié le modèle de verbes plus rares qu’eux, tels que “agere” ou “frigere”. Cela semble improbable. Ensuite, on pouvait s’attendre à ce que cette nouvelle racine se propage au reste de la conjugaison de ces verbes. Or, ça n’a pas été le cas.

En résumé, cette hypothèse semble assez solide pour au moins expliquer la formation des infinitifs « dire » et « faire » depuis un stade analogique intermédiaire “digere” et “fagere”. En revanche, elle ne justifie pas de manière satisfaisante que « dites » et « faites » puissent venir de “digitis” et “fagitis”.

4. Reprenons depuis le début : ce que nous dit l’ancien français

Comme souvent, une étude de surface qui donne des réponses en apparence évidentes, ça ne fonctionne pas. Revenons à l’époque de l’ancien français pour voir ce qui se produisait dans le système verbal.

Selon les régions, on observait des variantes nombreuses. « Nous disons » pouvait être :

  • nos disons /nos di.zõns/ ;
  • nos dions /nos di.õns/ ;
  • et même nos dimes /nos di.məs/.

« Nous faisons » pouvait être :

  • nos faisons /nos faj.zõns/ ;
  • nos faimes /nos faj.məs/ ;
  • (quant à nos faions /nos faj.õns/, c’est possible mais pas attesté).

Quant à la deuxième personne du pluriel, elle connaissait déjà les formes « vos dites » et « vos faites ». Mais elles n’étaient alors pas les seules sur ce modèle en –tes. On avait aussi « vos duites » en lieu de « vos duiez » (du verbe « duire » aujourd’hui désuet) ou « vos traites » en lieu de « vos traiez » (aujourd’hui « vous trayez », du verbe « traire »).

On pouvait s’attendre à ce que le verbe “facere” donne « fastre » en français moderne, ou bien « faistre », ou encore « faigre ». Comme on l’a vu, c’est « faire » qui, très tôt, a été préféré.

Bref, c’était un vrai bazar où cohabitaient les résultats de divergences multiples.

4.1 Accent tonique et trisyllabes

C’est une évolution plus spécifique qui a probablement donné « dites » et « faites« . En effet, l’accent tonique était initial dans leurs ancêtres “dīcitis” et “facitis”. Or, si l’on regarde leurs conjugaisons, leurs formes à la première et à la deuxième personne du pluriel ont toutes quelque chose en commun.

dīcere (dire)

dīcō
dīcis
dīcit
dīcimus
dīcitis

dīcunt

facere (faire)

faciō
facis
facit
facimus
facitis
faciunt

Vous avez remarqué ? La première et la seconde personne du pluriel sont les seules qui produisent des formes avec trois syllabes (trisyllabiques).

Ces formes ont ensuite bel et bien copié un autre modèle, mais pas celui d’autres verbes comme envisagé plus tôt. À la place, elles ont adopté le modèle de leur propre infinitif (lui aussi trisyllabique). Ce dernier avait quant à lui connu une évolution irrégulière, ce qui, comme on l’a vu, n’est pas inattendu dans un verbe aussi courant.

L’explication technique est velue ; je vais essayer de faire court. On peut dire que le ‹c› de “dicere” et “facere”, prononcé /k/, au lieu de devenir un ‹g› prononcé /g/, s’est transformé d’une autre manière (il s’est palatalisé en /c/) qui a rendu le son aussi vulnérable que s’il avait vraiment été /g/, justifiant par exemple la racine en “fai-” plutôt que “fais-” comme dans « faisait » ou « faisant ». Cela se serait produit à cause de l’accent tonique initial des formes en trois syllabes, et le ‹r› de la terminaison a pu jouer un rôle.

Les formes de la première et de la deuxième personne du pluriel de ces verbes auraient ainsi hérité, ensuite, de ce modèle autorisant la syncope (la disparition) de la seconde syllabe, qui était inaccentuée. On peut alors postuler l’évolution suivante :

L’orthographe de l’ancien français n’était pas fixée et j’utilise ici (un peu arbitrairement) une orthographe phonétique qui soit cohérente avec l’évolution supposée.


Ici, le caractère particulier des conjugaisons de la première et de la deuxième personne du pluriel (les seules trisyllabiques) justifie le fait que l’usage de ces formes soit resté limité aux cas de « dites » et « faites », et qu’il ne soit pas propagé dans le reste des conjugaisons des deux verbes.

En tout cas, c’est une explication cohérente. Même si on connaît bien les mutations en jeu, il faut savoir les mettre dans l’ordre et cela fait encore débat chez les spécialistes.

4.2 « Dites » et « faites » : les derniers spécimens d’une espèce disparue ?

Il est probable que les mutations ayant notamment conduit aux infinitifs « dire » et « faire » (vous savez, le truc velu que j’ai essayé de résumer) aient en fait créé un ensemble de verbes peu nombreux qui constituaient une classe à part en ancien français.

Dire, faire, traire, duire : peut-être étaient-ils, avec d’autres dont on a perdu la trace, les représentants d’un petit groupe verbal éphémère du temps de l’ancien français, qui s’est ensuite érodé. Le verbe « duire » a pratiquement disparu et « traire » s’est régularisé, tout comme les conjugaisons « nous disons » et « nous faisons » qui ont supplanté « nous dimes » et « nous faimes ».

Pendant que les parties « molles » (peu utilisées) de ce groupe verbal ont été emportées par l’érosion, ses parties « dures » (plus courantes) sont restées. Ici, on parle bien sûr de « dire » et de « faire », et surtout de « vous dites » et « vous faites ». D’abord parties intégrantes d’un ensemble logique de formes irrégulières, ces formes étaient si courantes qu’elles se sont maintenues telles quelles.

L'érosion du système verbal en français qui a conduit à "dites" et "faites".

En d’autres mots, on est parti d’un groupe d’irrégularités cohérent qui s’est tellement réduit qu’il n’a laissé que les cas particuliers qu’on considère aujourd’hui comme des exceptions. C’est une conception facilitée par le fait que le verbe « faire », notamment, a multiplié les exceptions dans sa conjugaison.

Ce qui est rigolo, c’est qu’aujourd’hui encore, c’est « vous disez » et « vous faisez », qui auraient été des résultats réguliers, qui nous donnent l’impression qu’ils seraient des exceptions. On peut s’amuser avec, comme je l’ai fait dans mon billet d’humeur « Disez comme même ! »

5. Méfiez-vous des réponses « évidentes » !

La première « source » qu’on trouve au sujet de « dites » et « faites » sur Google parle d’une réfection sur le modèle de l’impératif plutôt que sur l’infinitif, mais il y a deux (gros) problèmes.

Déjà, la « source » utilise « dîtes » et « faîtes » avec un accent circonflexe fautif (« dîtes » n’est valable qu’en tant que deuxième personne du pluriel du passé simple de « dire », et « faîtes » n’est que le pluriel du nom « faîte »).

Ensuite, cette « hypothèse » ne justifie pas l’existence de « dimes » et de « faimes », dont l’auteur ignorait probablement qu’ils ont existé.

Méfiance donc : les réponses superficielles sont plus faciles à lire que mes articles, mais n’est-il pas plus satisfaisant de connaître la vérité, même compliquée ? D’ailleurs, si vous avez des doutes ou des questions, l’espace commentaires vous est bien sûr ouvert.

6. Sources

  1. Van den Bussche, H. (2009). Ancien français’ dimes’,’dites’ et’faimes’,’faites’: formes phonétiques ou réfections analogiques?.
  2. Pourquoi « dîtes » et non « disez » et « faîtes » et non « faisez » ?, pourquois.com
  3. vous, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales
  4. faire, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales
  5. Le Wiktionnaire

Merci à Siddhartha Burgundiae pour son aide dans le démêlage de la source !

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Charles Bovary

Très intéressant ! Une chose curieuse que j’ai toujours remarquée avec l’irrégularité du verbe être, c’est comment il change de « racine » entre ser (« il sera », par exemple) et ét… (« il était ») suivant les différents temps verbaux. Ça fait penser au double caractère du verbe « être » chez des autres langues romanes comme le portugais ou l’espagnol, où il y a véritablement 2 « êtres », un plus momentané (estar) et autre plus « permanent (être) ».

Peut-être est-ce que quelque chose comme ça a existé en français aussi ? Et qu’au fils du temps nous avons fini avec une version « contractée » de ces deux verbes-là ?

Last edited 1 année auparavant by Charles Bovary
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