[Micronouvelle #14] Le Premier Livre


(1 006 mots) Une nouvelle écrite comme une idée de « Genèse », au sens biblique, pour mon univers.

La bannière est un travail dérivé (par moi) de Tall Thin Trees Forest Silhouette, par GDJ2018 


Quand le monde n’était pas monde, il y avait tout, puis il n’y avait rien : ni formes ni mouvements, seulement l’Essence : ce que nous connaissons aujourd’hui de lui, laissé là pour nous par ceux qui nous précédèrent. À jamais et pour toujours car il n’y avait pas de « maintenant », partout et nulle part car il n’y avait pas d’ « ici », tout parut ne jamais devoir changer. Comme des voiles de satin, nous traversons de tels âges à chaque instant de notre vie, mais nous avons oublié que ce sont les berceaux des univers, les promesses sans fin de nouvelles chances. Alors l’Essence, sans existence, se tut.

Quand le monde n’était pas monde, un vent silencieux caressait l’Essence : des courants insensibles qui ne causaient pas de trouble ni ne connaissaient de calme. Aucune main se ne levait dans son sillage ni aucune volute ne prenait la forme de ses caprices. Mais il y eut le mouvement, et en lui l’Essence devint substance : elle et le Souffle réciproques s’étaient donné l’existence, mais les savoirs disparurent de ceux qui nous précédèrent, et le Souffle s’emporta lui-même – d’où il venait, vers quoi il allait, ces choses devinrent secrètes, et le Souffle s’en fut. Alors l’Essence, sans raison d’être, se tut.

Quand le monde n’était pas monde, le Souffle agita tout, rien, partout, nulle part, toujours et jamais, alors il y eut « maintenant », et l’Essence apprit à se souvenir de ses instants passés. Elle se remémora le Souffle, et qu’il était doux. Alors l’Essence nostalgique voulut imiter la substance, mais l’Essence ne pouvait être mouvement, alors elle devint forme. Il y eut « ici » : car elle et le mouvement réciproques s’étaient donné la raison d’être, mais les choses étaient encore dénuées de tout savoir. Alors l’Essence, découragée, se tut.

Quand le monde n’était pas monde, la forme soudain trouva en elle autre chose qu’elle-même, et sut que le Souffle l’avait déposée là. Elle sut aussi que la chose était graine, pourquoi elle était ici et maintenant, et enfin son propre rôle. Alors la forme préserva la graine et lui donna sa forme propre. Puis la graine prit forme seule et put donner forme à son tour, et l’Essence en fut réjouie : car forme et forme ensemble s’étaient donné le savoir, mais il en serait pour toujours ainsi. Alors l’Essence, lassée, se tut.

Quand le monde n’était pas monde, le savoir inspira au mouvement de se dédoubler. Il n’emplit dès lors plus seulement la forme, mais son absence aussi, et fut dans tout l’espace qui sépare la terre du ciel. Le temps était né, alors les instants commencèrent à se succéder et les endroits à changer, et la forme à se flétrir, périr, renaître : mouvement et mouvement ensemble s’étaient donné le renouveau, alors l’Essence, comblée, parla.

Chaque endroit, à chaque instant, donna forme et mouvement à d’autres endroits et d’autres instants, et le monde fut éclos. Tout ne fut plus dur et froid. Les nuages se peignirent et disséminèrent des paillettes enflammées sur des océans de glace. L’eau remonta les cascades, les racines sortirent de terre et des fruits enflèrent en-dessous d’elle.

L’espace entier était empli d’une rage de subsister, de battements d’ailes fébriles et de bruissements impatients. La pierre, l’animal et la rosée : chacun était vivant, arrachant à l’Essence leur octroi d’existence. Le feu gela dans les entrailles de la Terre, le ciel se fendit et le sol se rompit, l’un se déversant dans l’autre, créant la vie à chaque instant et chaque vie créant l’instant.

Forme et mouvement s’allièrent et combattirent, créant jusque dans la destruction : car si le chaos régnait, la fin et la mort bourgeonnaient aussi, en égales du commencement et de la vie, car tant de choses manquaient encore au monde que tout servait à les produire. Les contraires harmonisés s’aimaient et se respectaient.

Dans l’avènement de tout, il y avait une forêt primordiale née d’un grand arbre bleu aux graines scintillantes, engendré par une racine restée longtemps discrète depuis sa venue de la graine originelle. L’arbre n’avait pas cherché à multiplier les formes et les mouvements comme le reste des choses : il s’était copié lui-même à l’insu d’elles, et découvrit que le mouvement résonnait entre ses troncs, ses branchages, ses feuilles et sa sève. Alors le mouvement se fit esprit, et l’esprit investit la forêt.

Mais l’esprit, mouvement piégé en lui-même, est orgueilleux et voit dans son contraire son ennemi. Alors la forêt poussa vile et désireuse et ses spores essaimèrent dans le reste des formes, semant la vanité et l’avidité. Les contraires cessèrent de se respecter et de s’aimer. L’existence devint un combat dont plus rien n’émergeait, car tout avait été créé.

Quand la forêt vit ce qu’elle avait fait au monde, et réalisa que par sa faute tout allait changer, son orgueil se dissolut et elle demanda pardon à l’Essence. Mais l’Essence même ne pouvait pardonner, car la vanité avait déjà pris forme ailleurs dans les choses. Alors la forêt azur, en pénitence, se coupa du monde des formes, traversa celui des mouvements, et parvenue au toit de l’univers s’étendit jusqu’à entourer les formes de substance.

La forêt se sacrifia dans ce geste, car trop pleine d’esprit elle devint un péril, et les lois du monde durent lui ôter la vie. Ses graines libérées se mirent à flotter au-dessus du temps d’où elles posèrent leur regard de lumière sur les formes que prit ensuite le monde, qu’elles virent à jamais troublé par l’orgueil.

Ainsi les yeux de la forêt azur ont été condamnés pendant des âges à contempler leur œuvre, mais leur douleur doit nous inspirer aussi car elle est la nôtre : depuis le premier instant jusqu’au jour où les formes du premier livre ont gonflé le cœur des Sentients, elles sont là comme les promesses sans fin d’une nouvelle chance, et demeureront le jour où la leur viendra : s’assurant que nous sommes dignes de précéder à d’autres, elles s’effaceront tandis que nous nous éteindrons.

Quand le monde ne sera plus monde, un vent silencieux caressera l’Essence.


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