[Avis lecture #14] Le Hobbit (J. R. R. Tolkien, 1937)


Mon analyse critique & mon avis sur le roman Le Hobbit de J. R. R. Tolkien (1937).


Évidemment, je me reconnais dans Tolkien : mon pseudo vient d’un de ses personnages, il était créateur de langues, il a passé des décennies à construire son univers et n’en était jamais satisfait – normal, j’ai envie de dire, quand on se lance dans une nouvelle Genèse. Être Dieu sur Terre, même si la Terre est fictive, ne peut pas être une mince affaire. Alors sans informatique, je n’arrive même pas à imaginer.

Voici donc le premier biais avec lequel j’ai entamé le livre. Mais il y en avait un autre : la crainte de devoir souffrir la chape de plomb d’une ambiance à la britannique ; le genre qui est doté du sombre pouvoir de dissuader la lecture à une heure qui ne soit pas proche de tea time, sans se balancer dans un rocking chair avec un plaid sur les genoux ni interjecter un “oh dear” occasionnel à la première broutille qui titille l’intrigue.

In a hole in the ground there lived a hobbit. Not a nasty, dirty, wet hole, filled with the ends of worms and an oozy smell, nor yet a dry, bare, sandy hole with nothing in it to sit down on or to eat: it was a hobbit-hole, and that means comfort.

Illustration de Hobbiton par J. R. R. Tolkien
Illustration de Hobbiton par Tolkien.

Cette idée préconçue s’est trouvée confirmée par la lecture de plusieurs dizaines de premières pages. J’eus voulu sentir déjà le philologue-écrivain, mais je ne vis que le dandy d’entre-deux-guerres pour qui les bonnes manières étaient encore un peu trop importantes pour pouvoir constituer un procédé comique ou même une simple surcouche terre-à-terre à l’univers de fiction qu’il décrit. J’ai alors subi le premier quart du roman comme un soir d’automne qui tombe trop vite sur la promesse d’un matin frisquet – il y en a qui aiment, mais pour moi c’est déprimant.

“What do you mean?” he said. “Do you wish me a good morning, or mean that it is a good morning whether I want it or not; or that you feel good this morning; or that it is a morning to be good on?”

— Gandalf

Évidemment, le goût pour le raffinement à la britannique, c’est le côté Saquet (Baggins, en VO) de Bilbo. Si l’histoire existe, c’est parce qu’une part de la personnalité de Bilbo lui vient des Touque (Took), qui sont des aventuriers. Quand Gandalf le magicien pyrotechnicien faiseur de ronds de fumée vient le trouver, ce sont les gènes Touque qui vont le démanger et le persuader de quitter le sifflement familier de sa bouilloire pour parcourir le monde avec 13 nains. Le tout sur fond d’un décalage rendu avec grande intelligence dans le film : la Comté, d’apparence très “conte de fée”, se double peu à peu du rôle qu’elle va jouer dans la Terre du Milieu. Tout en restant une région de conte de fée mignonne et sans frontières où il fait bon vivre, elle se joint à un tout qui fait du Hobbit l’œuvre (avec une apostrophe majuscule) de la proto-fantasy.

We are plain quiet folk and have no use for adventures. Nasty disturbing uncomfortable things! Make you late for dinner!

— Bilbo

Comme le roman est connu pour sa nature de quête initiatique au cours de laquelle un personnage se trouve transformé, j’avais grand espoir que ce soit également le cas de l’histoire et de mon opinion sur elle – car Bilbo s’en va (sans son mouchoir !) et ses habitudes guindées prennent un coup dans l’aile. Hasard ou pas, aussi bien dans le film que dans le roman, ce sont malgré tout les premiers mois du voyage de Bilbo qui m’ont causé le plus d’ennui – une lassitude qui, privée du dandysme qui la rendait au moins adéquate dans le registre d’un vieux conte pour enfants, est alimentée de plus belle par une aventure lente et peu dense. La traversée de cet ennui était néanmoins nécessaire, je crois, pour passer de la Comté (The Shire… difficile de faire plus fort dans l’adaptation de la culture britannique) aux territoires dépeuplés qui constituent The Wild.

You are come to the very edge of the Wild, as some of you may know. Hidden somewhere ahead of us is the fair valley of Rivendell.

— Gandalf

Carte du voyage de Bilbo. Source : lotrproject.com.

Même dans ses passages un peu pesants, marqués à mon sens par un certain manque de maturité littéraire (toutefois largement convertible en la simple volonté initiale de Tolkien de ne rien faire d’autre qu’un livre pour ses enfants), je pouvais cependant compter sur son style riche en vivacité d’esprit et de jeux de mots ne semblant, quant à eux, pas s’adresser à sa progéniture ni à son époque dans sa globalité. Là, le style britannique se constelle de tout ce qu’il a d’humour le plus piquant, et c’est plus qu’une bonne raison pour lire Le Hobbit en VO comme je l’ai fait. L’amour évident de Tolkien pour le Mot dans son acception aussi bien linguistique que littéraire fait de lui un maître de son maniement. Genre, il a même fait un zeugma.

After a while and a drink he crept nervously to the door of the parlour.

Nous avançons donc cahin-caha par-delà l’Arnor, vers les Montagnes de Brume où les choses vont commencer de se corser. Les problèmes les plus gros sont alors plus massifs que de simples trolls, révélant tout le crescendo enfantin qui fait carburer le scénario. On sent encore davantage dans ce passage d’un paysage à l’autre, toujours plein Est, jalonné de points de repère marquants, que le roman était destiné à un jeune public.

What has roots as nobody sees,
Is taller than trees,
Up, up it goes,
And yet never grows?

— Gollum

Ainsi la plaine désolée laisse-t-elle place à des montagnes, puis à une plaine plus accueillante, puis à une forêt effrayante avant d’arriver au terme du voyage. Ces rebondissements géographiquement conditionnés sont symptomatiques d’une œuvre pas tout à fait bien narrée qui puise son intérêt dans ce défaut. Du reste, sans prétendre du tout remettre en question les qualités paternelles de l’auteur, son roman n’attache pas à ces étapes la valeur onirique qui parle généralement aux enfants : les paysages sont trop vastes et impressionnants, pensés en fait (mais pas volontairement, je crois) pour que des adultes y trouvent leur compte aussi bien que leurs cadets, d’où peut-être le succès inattendu du Hobbit – et, dans mon cas, la fin de l’ennui.

Illustrations de J. R. R. Tolkien pour Le Hobbit
Illustrations de Tolkien.

Car c’est cette dimension géographique extralittéraire, trop large pour un roman honnête, qui finit par en faire un grand livre. Même si jusqu’à Mirkwood l’impression a persisté que j’avais affaire, en profondeur, à un “vieux roman”, ce sont les montagnes, et la forêt, et les rivières qui finissent par parler en lieu et place des personnages, lesquels se contentent alors de peupler l’histoire, de l’orner comme les semi-fantômes d’une épopée médiévale. Ce n’est plus Le Hobbit que nous vivons, c’est plutôt l’œuvre autobiographique de Bilbo (mentionnée à la fin du livre et qui sert d’amorce au Seigneur des Anneaux), There and Back Again.

Le titre original est d’ailleurs double et comprend le nom de cette autobiographie fictive : The Hobbit, or There and Back Again. Je pense que ce sous-titre est une illustration magnifique du processus créatif de Tolkien, qui a mis plus de dix ans à écrire ses livres et toute sa vie à décliner son univers sous la forme d’incommensurables quantités de notes qui n’ont jamais vraiment été mises en ordre.

The mere fleeting glimpses of treasure which they had caught as they went along had rekindled all the fire of their dwarvish hearts; and when the heart of a dwarf, even the most respectable, is wakened by gold and by jewels, he grows suddenly bold, and he may become fierce.

Et ce processus (quoique cauchemar des éditeurs, source de frustration pour l’auteur et d’ennui pour certains lecteurs), c’est ce qui donne vraiment vie à son premier roman et le dénue définitivement de tout substrat académique. Son histoire évolue certes (comme je l’ai dit, c’est le parcours initiatique d’un personnage qui se cherche et change), mais c’est en fait tout le roman qui évolue, comme soumis à la géographie de la Terre du Milieu, jusqu’à totalement s’ouvrir sur le champ des possibles que permettait l’imagination immense de l’écrivain, et finissant par constituer pour nous les prémices familiers de la fantasy noire et magnifiquement médiévale du Seigneur des Anneaux. Ce n’était pas gagné en partant d’un hobbit de conte de fée casanier attaché à son tea time.

Bref, on ressent très fortement les longues années que l’écriture du roman a demandées à Tolkien. Littérairement, il nous en coûte des tics de langage et des idiosyncrasies trop récurrentes (je rappelle que j’ai lu en VO) qui forment de vrais grumeaux narratifs, mais la naissance douloureuse du roman lui donne cette douce dignité de mutations surprenantes.

If more of us valued food and cheer and song above hoarded gold, it would be a merrier world.

— Thorin

Une œuvre nous marque plus facilement pour sa dernière partie, à moins d’être sciemment conçue pour produire un effet contraire. Je ne pense pas que Tolkien ait cherché à contrôler ça (il écrivait un conte pour enfants, rappelons-nous-en), mais cette dérive dans l’état d’esprit du roman fait que sa conclusion est effectivement sa partie la plus mémorable (et la plus cohérente avec le reste de son univers).

Illustration de l'antre de Smaug par J. R. R. Tolkien
Smaug par Tolkien.

C’est donc à la fois une histoire que les gens ont généralement du mal à atteindre (car son côté le plus seigneur-des-anneaux-esque se cache derrière deux bonnes centaines de pages parfois monotones) et une aventure dont ceux qui ont eu le courage de la finir ont un ressenti particulièrement bon – parce que, justement et avec un peu de chance, ils auront trouvé dans la partie finale ce qu’ils aimeront dans Le Seigneur des Anneaux.

Nettement plus épique et dense en lore à partir de la mort du dragon Smaug, le roman fait sentir tout le plaisir qu’a eu l’écrivain à narrer comment la Montagne Solitaire est devenue le centre du monde pendant quelques jours. Le lire, ce n’est pas seulement découvrir une histoire, c’est revivre toute une partie de la vie de Tolkien et partager l’évolution de son style qui finira par s’aligner sur sa précursion dans le genre de la fantasy.

Illustration que j’ai réalisée de la Montagne Solitaire. Plus de détails ici.

S’il est difficile à lire, ce n’est pas nécessairement parce qu’il est éternellement perfectible : bon roman en soi, Le Hobbit a juste la malchance d’être le brouillon de TOUT ce que Tolkien fera d’autre dans la Terre du Milieu, en-dehors du monde littéraire, et qu’il ne soupçonnait sûrement pas encore – mieux vaut, peut-être, être fan de Tolkien au préalable pour être fan du roman.


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Siddhartha Burgundiae

Pourtant, la Comté c’est chaleureux, c’est l’ambiance paysanne telle que Tolkien avait appris à l’aimer: de l’humour mais en légèreté, de la bonne chère, l’hospitalité, un côté casanier, voire chauvin, mais qui peut les blâmer ? On est si bien dans la Comté; même moi qui ai l’allergie facile aux ambiances anglaises (faudra que je pense à ma chloroquine), j’ai trouvé ça sympa ! Sans compter que oui, ça fait du coup contraste avec la suite du roman: les terres sauvages, inconnues, où l’aventurer guette.

Plus sérieusement, je suis d’accord qu’il est toujours préférable de connaître Tolkien avant. Autant que le style que l’univers du personnage peuvent décontenancer (le style «vieux roman»). Enfin, on est aussi prisonniers de toute l’imagerie qu’a tissé la fantasy moderne en JV ou en films (dont des adaptations de Tolkien, justement)
C’est comme revenir aux sources de la SF quand on est habitué à Star Wars et Blade Runner, quoi.

Eowyn Cwper

Jouer le contraste dans un univers fort, c’est des détracteurs garantis. ^^ Mais yep, c’est ce qui est voulu et c’est clair que c’est ressourçant.

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