[Avis lecture #13] Les Piliers de la Terre (Ken Follett, 1989)


Mon analyse critique & mon avis sur le roman Les Piliers de la Terre de Ken Follett (1989).


Deuxième lecture pour ce monstre de 1 123 pages : Les Piliers de la Terre m’avaient fasciné il y a quelques années, et comme je me souvenais de quelques unes de ses grandes scènes, je me suis beaucoup surpris à les imaginer cette fois de façon entièrement différente. Sans avoir jamais vu d’images réelles du monde médiéval de Follett qui fut porté à la télévision, j’ai eu l’impression de ne pas reconnaître ses décors. Je l’ai vu d’un œil neuf, et ces deux lectures équivalent à deux découvertes – ce qui, j’en suis sûr, fonctionnerait d’autres fois étant donné la taille du livre. En tout cas, ces deux yeux s’accordent pour donner au roman la meilleure note qui soit.

Ce n’est en aucun cas exagéré de le qualifier de monument du roman historique (c’est l’argument facile au quatrième de couverture), ce d’autant que l’architecture est un de ses thèmes centraux. Il vaudra mieux, d’ailleurs, avoir le pouvoir imaginatif de se représenter de vastes espaces : prieurés, cathédrales, villes, comtés, royaumes, toutes les échelles sont exploitées par un auteur qui se met dans la tête de tous les corps de métier : bâtisseurs, maçons, charpentiers, fermiers, fouleurs, meuniers, négociants, marins, prieurs, évêques, comtes, rois, c’est un interminable défilé de professions mû par un contexte titanesque et des circonstances sans cesse renouvelées ne laissant aucun répit.

Follett a pris un risque en explorant un pan si grand du Moyen Âge, sur plusieurs décennies, et choisissant avec l’arbitrarité d’un grand seigneur de se concentrer sur des périodes particulières (d’ailleurs, les éditeurs espagnols l’ont d’abord rejeté pour la taille de l’ouvrage). Il exerce ainsi sur le lecteur son droit séculaire de nous frustrer. C’est une constante du roman d’excellence, car pour qu’il y ait frustration, il faut qu’il y ait accoutumance, donc du plaisir ; le problème, c’est l’extrême hétérogénéité qui vient de ces choix. Des grumeaux temporels se forment, une mélancolie inégale à l’égard de certaines parties dont chaque lecteur estimera à sa manière qu’elles sont trop ou pas assez développées (diantre, je serais bien resté avec les Sarrasins à Tolède un peu plus longtemps, moi).

C’est un commentaire que je n’aurais peut-être pas fait si je n’avais pas remarqué (pour la seconde fois) un biais particulier sur les saisons : sur près de 40 ans, elles se succèdent en pagaille, pourtant la première partie est thématisée ”hiver” et la seconde ”été”, simplement parce que ce sont les périodes de l’année privilégiées par ces passages. C’est un exemple particulièrement parlant de ce que j’évoque comme des ”grumeaux temporels” – si c’est volontaire, c’est un tour de force, mais ça peut faire tiquer.

Il est rare d’avoir l’impression que l’auteur nous fait la leçon historique, et les quelques passages qui seront surexplicatifs pour certains lecteurs sont les symptômes bien légitimes d’une documentation digne d’un travail d’historien. Là encore, les domaines explorés sont légion : histoire de la sociologie, de la politique, de l’agriculture et de l’administration, de la théologie et de la technologie, de l’architecture et du commerce, le gros millier de pages est soutenu par ce que le roman a de plus puissant : la passion sans faille de Follett pour ses thèmes. Parfois, on a l’impression de ressentir sa propre nostalgie d’une époque qu’il a dépeinte dans un passage antérieur.

Ce canal de lecture très large au niveau du contexte n’offre pas seulement de quoi se soulager de passages moins vibrants (il y en aura, puisqu’il y en a tant), mais donne sur le long terme une vision profonde de ce que signifie le Progrès. J’irais même jusqu’à étiqueter le roman du sous-genre de la ”vulgarisation involontaire” sur le sujet très précis du progrès : étant baigné à fond dans ce que la plupart des lecteurs ignorent, il nous fait comprendre sans le vouloir que les avancées sociales et technologiques ont eu lieu de tout temps, et que le Moyen Âge n’a rien d’une époque morne qui serait le reflet de la dénomination anglophone de ”Dark Ages” : on venait de quelque part et on allait autre part. En tout, de tout temps et sans interruption.

J’étais conscient que cette période de l’Histoire a toujours souffert de l’idée reçue selon laquelle il ne s’y est rien passé et que la société occidentale avait reculé depuis l’Antiquité, mais je n’ai jamais eu le sentiment aussi fort d’être directement lié à ces gens qui, s’ils sont fictifs dans le roman, ont existé sous une forme approchante il y a de cela neuf siècles, qu’ils sont responsables de mon existence et qu’ils n’étaient pas aussi différents de nous que l’Histoire nous l’inculque.

Conséquence directe de cette conscience d’être lié à nos aïeux romanesques : le pouvoir des générations qui se suivent et ne se ressemblent pas. Les jeunes personnages sont des réformateurs et des visionnaires, et comme c’est le propre de la jeunesse, elle a raison de l’être ; on découvre toutefois chez Follett que c’est pour cette même raison que l’on se borne et se ferme avec le temps, car la jeunesse ne supporte pas que ses idées, qui ont vraiment changé le monde, soient négligées ensuite par une génération plus jeune qui a ses propres idées révolutionnaires pour faire encore mieux ou, pire, remplacer l’œuvre du père ou du mentor.

Ce glissement, on aura des heures de lecture pour le voir survenir et se mettre en place aussi implacablement que subtilement (ce à quoi les ellipses, miraculeusement, ne changent rien). Les techniques de labour, les idéaux politiques et les styles architecturaux sont des exemples de ces valeurs tenaces qui se déforment sous l’effet du temps, accompagnées par les évènements plus marquants qui ont eu le tort de nous parvenir par l’Histoire avec trop de force, comme les famines – rien qu’une facette d’un monde sans fin que l’auteur rétablit dans un micro-compendium véridique sensationnel.

Pour détailler tout ça, Follett n’avait peut-être pas le choix du style (même si je ne connais pas d’autres romans de lui auxquels comparer) : il est un peu mécanique, assez dépourvu d’enluminures, et on le devine guidé par une vocation d’historien que la traduction rend avec beaucoup de lourdeurs mais non moins de puissance évocatrice. Laissant transparaître une légère faiblesse dans cet entredeux stylistique essayisto-romanesque, le roman se fait la parfaite illustration du fait que l’écriture ne tient pas vraiment en l’alignement des mots mais en la translation de notions et de concepts qui mûrissent en même temps que la lecture avance.

Un des notions un peu fâcheuses que j’ai pu moi-même laisser deviner dans la présente analyse, c’est que Follett s’est infatué des rebondissements avec un talent tout à fait commercial : il les veut naturels mais il les fait moraux ; il les veut aléatoires mais il les alterne. La loi des séries est bafouée, ce que l’on ressent en son for intérieur une forme de manipulation artistique (et donc un peu malvenue) de ce qu’on croyait être la réintronisation des faits dans la dignité de leur authenticité. Mettons que cela constitue un défaut entier si l’on y ajoute que le style peut gêner quand il se laisse aller (en des jours particulièrement inspirés chez l’auteur, peut-être), à une utopie ou un symbolisme auxquels il ne nous a pas habitués. Je me suis tour à tour laissé emporté par le roman et l’Histoire et, si cela n’engage que moi, j’en fus troublé.

Mon style critique n’est pas mieux adapté, cependant : il me fait négliger les personnages, et si j’ai pour bonne excuse à cela que chacun nécessiterait une analyse complète, cela me fait perdre de vue que c’est sur eux que rejaillit le mieux l’effet marathonien de la lecture. N’oublions pas que Les Piliers de la Terre est épatant sur la longue distance : j’ai déjà parlé de générations successives et de progrès, mais ce sont eux qui brillent diachroniquement par leur exposition changeante au travers d’intérêts grandiloquents prenant leurs dimensions dans les traits les plus forts des individus, qu’ils soient bornés ou progressistes, ouverts ou cruels, humbles ou puissants.

Chaque personnage est étudié sous au moins quatre angles, deux temporels et deux interactifs : les idéaux de sa jeunesse, la force de son expérience, son opinion sur les autres personnages, et l’opinion de ces derniers sur lui. Les intrications que ces points de vue impliquent (dont je sais que je serais outrageusement incapable de les gérer en tant qu’auteur) sont débrouillés par l’écrivain pour tisser non pas un, mais une myriade de fils rouges permettant de stimuler des hypersentiments atmosphériques avec une persuasion folle : l’abnégation, l’acceptation, la crainte de Dieu, le pardon naissent dans une forge scénaristique géniale dont il faut avoir tout lu pour se rendre compte de l’existence.

Les personnages sont ainsi vus de différents niveaux qui se transforment, et ils ont tous ont leurs raisons d’être bons ou mauvais, tout cliché mis à part. Ils progressent magnifiquement dans une histoire que, même si on en veut plus, on ne trouve pas trop courte, et où les légères prises de parti de l’auteur (avec son sens moral encombrant mais réaliste ou bien simplement son propre affect) sont, au pire, une raison à trouver un ventre mou dans la partie précédant la fin, mais au mieux le biais final nous faisant dire que le monde évolue, de toute manière, par la force de nos mauvaises interprétations passées.

L’histoire du livre et le livre d’Histoire se fondent pour ne faire qu’un : un extrait choisi d’un passé immense, ravageur et complet, qui remet bien des choses en cause en nous faisant rêver de l’avant et réfléchir à notre propre place dans l’Histoire future.

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Siddhartha Burgundiae

En tous cas tu en parles avec passion, on sent l’auteur suffisamment érudit et et agile de sa plume pour véritablement refaire vivre une époque dans toute sa complexité.

D’autant que le Moyen-Âge est une des époques les plus truffées de clichés, qui sont presque tous faux en plus… Merci au roman national de la IIIème République, qui a eu besoin de taper sur le Moyen-Âge pour mieux dorer le blason de la Révolution républicaine et anticléricale. Donc bon, le M-A c’est Jeanne d’Arc mais à part ça c’est l’ignorance, la peur, la violence, l’Inquisition, les tortures, les seigneurs despotiques… Ah et on se lavait pas non plus^^ Là-dessus, je recommande chaudement «Pour en finir avec le Moyen-Âge» de Régine Pernoud, qui doit rester le meilleur ouvrage de vulgarisation en la matière.

Je parie que ça t’a donné envie de faire un petit voyage temporel dans la France de Saint-Louis (sans rester par contre parce que bon, à l’époque les rues des villes c’était la merde au sens le plus littéral du terme, ça c’est pas un cliché :p)

Eowyn Cwper

Ce qu’il y a de génial – et peut-être d’essentiel –, c’est que je ne suis pas sûr que l’écrivain était si érudit que ça avant d’écrire son bouquin. D’ailleurs, un historien, fût-il doté d’un talent d’écrivain, n’aurait pas pu écrire ce machin sur la seule base de son métier. Il est parti de zéro en tout et c’est quelque chose que j’admire en tant qu’auteur parce que la documentation m’ennuie tellement. x-) (J’en fais pour d’autres raisons, mais quand il s’agit de créer, je suis un peu allergique aux fondements empiriques.)

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