Poème [#2019-11] : En chevet très pédant


Crédit illustration : « The last night », par SwissAdA


Ne pestez pas d’avoir appris enfin la prose
– Et ne pleurez non plus de ne l’avoir su faire –
Que par seule faiblesse ou la force des choses.
La honte est unique en ce qu’on ne saurait taire
L’expérience sotte et la bête aise aveuglante
Qui s’occupe à barder de schémas, d’idéaux

Je honnis la bêtise du maître, arrogante,
À laquelle je succombai tels les plus idiots.

Qui crois-je donc guider en cartésien
Quand c’est par le non-savoir seul
Qu’on arpente vers soi le plus fiable chemin ?

Il n’y a, je le jure, que les moins fines gueules,
Tous ces inconnaissants de quelque fine bouche,
Pour comprendre un beau jour non quelle est la méthode
– elle est bien trop férue de chérir son exode – :
Quelle elle aura été, de la battue farouche,
Ce trophée de candeur dont on sait le vrai prix
Le jour où ces pensées vous viennent au cerveau,
Remettant à leur place sans autre parti pris
Les arrogances que sont autant de ces mots
Proférés par qui fit à celui qui fera
Cette question naïve dont les sots sont adeptes,
Grotesque parangon de l’absence d’aura :
« Mais, maître, ô maître, comment vous faites ? »

Sache donc, jeune, ô jeune :  je fais ce que je fis,
Seulement à ce jour m’en donne-t-on crédit,
Moi qui faisais si mieux justement qu’aujourd’hui,
En ces jours de misère et de profonds ennuis :
Mes premières années, desquelles tu réclames
Tous les secrets, les vices, les astuces encore
Prétendues au jet d’encre que gicle mon calame.
…Il est loin le temps de ma croyance en la mort.

Mais va ! que j’engendre et je radote.
Laisse-moi brandir mes points d’orgue et mes virgules cassées,
Ou l’unique mot juste d’une phrase de chiotte,
Les métaphores oubliées, leurs faux airs de gaieté.

Fais-toi le maître et le disciple, sois le meilleur de toi-même,
Invente, pars, oublie puis arrive comme mars en carême.
Tu vois bien que je meurs d’avoir par trop instruit.
Regarde-moi méditer jusqu’au bout de mes mots,
Pinaillant la coquille et m’inculpant d’être sot
Tandis qu’au bout de phrases, de point jamais ne luit.


Un long poème que je pensais d’abord écrire en vers libres (mais rimés) sur ma propre nostalgie du style naïf que j’ai perdu (remplacé par un autre style naïf !). Puis la métrique est restée, mais pas le thème : je me suis mis à créer un personnage, un vieil écrivain rabougri et ronchon à qui un naïf réclame des conseils, ce qui a le don d’agacer le vieux au plus haut point. Il se tourne dans son lit d’infirme et s’en retourne dans ses feuilles pour oublier ce qu’il jalouse chez le jeunot.

Autant dire que le personnage a fini par ne plus me représenter du tout ! Ce n’est pas en me représentant âgé que je l’ai écrit. Par contre, je n’ai pas retouché le poème en entier (seulement la structure de quelques vers et les choix de mots), ce qui veut dire que les trois premières strophes, plus personnelles et moins typiques d’un vieux grognon, sont toujours écrites telles que je les appliquais à moi-même.

Les première et quatrième strophes sont en alexandrins, sauf le dernier vers de cette dernière (d’autres alexandrins sont dispersés). C’est, en définitive, une réflexion poétique sur l’infirmité de l’artiste, où j’ai, comme souvent, soigné une ponctuation qui part dans tous les sens et une rythmique non codifiée mais se voulant harmonieuse. C’était en tout cas mon objectif et je compte sur vous pour me dire si j’ai réussi ou non !

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laplumefragile

Dans tous les sens, oui. Rythmique, oui, présente. J’ai bien cru que c’était du La Fontaine explicite. La Fontaine rabougri.
J’aime moins le « je honnis », ça a perturbé ma lecture.

Eowyn Cwper

Merci ! Une idée du pourquoi de cette gêne ?

laplumefragile

peut-être trop l’habitude d’entendre ce verbe sans son pronom… « honni soit qui mal y pense »

Drazelior

Bonjour, et merci pour ce partage.

Je découvre ton univers, Quantième Art, avec ce poème.
Je rejoins le commentaire précédent sur l’évocation d’un La Fontaine sénescent et aigri.
Tu parles de juxtaposition de deux thèmes distincts, pour moi la transition entre les deux parties se fait naturellement, je ne l’aurais pas relevé si je ne l’avais pas su.
J’aime bien le dosage de liberté pris avec la rythmique : ça évoque bien les errements du poète, sans devenir erratique.

Une remarque totalement subjective : j’ai tendance à achopper sur le cinquième vers, plus précisément sur la transition « expérience sotte » que j’ai du mal à faire passer sans forcer en synérèse. Ça me semble plus naturel en diérèse, mais ça impliquerait de retirer une syllabe, par exemple en remplaçant le « et » par une virgule. C’est juste un exemple issu d’un goût de sonorité personnel, à ne pas considérer comme une ingérence dans ton écriture, chose que je ne me permettrais pas, et qui par ailleurs me confèrerait le rôle du pédant enchevétré.

Au plaisir de lire d’autres émanations de ta plume, soit-elle azertyenne plutôt que rémige ou calame.
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Eowyn Cwper

Woah. Merci pour ce retour détaillé, constructif, plaisant, nuancé, bref : j’adore.

Sache, pour l’avenir, que je boycotte la diérèse. C’est la seule convention que j’exclue inconditionnellement et volontairement de mes alexandrins.

Je suis ravi de t’avoir emporté et temporairement enchevêtré dans mes vers ! N’hésite pas à fouiller les anciens articles, car il y a là de nombreux autres poèmes à découvrir.

Spamme ce favori !

Amicalement,
Ywan

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