Cinébdo – 2019, N° 10 (Merci la vie, Flash Gordon, Pain et chocolat, Pirates des Caraïbes 1 & 2, Gilbert Grape)


Je commence à redécouvrir la saga Pirates des Caraïbes, entre quelques expériences moins palpitantes et même un navet, quoique significatif.

Sommaire
Merci la vie (Bertrand Blier, 1991)
Flash Gordon (Mike Hodges, 1980)
Pain et chocolat (Franco Brusati, 1974)
Pirates des Caraïbes: la Malédiction du Black Pearl (Gore Verbinski, 2003)
Pirates des Caraïbes: Le Secret du Coffre maudit (Gore Verbinski, 2006)
Gilbert Grape (Lasse Hallström, 1994)


Image d’en-tête : Pirates des Caraïbes : la Malédiction du Black Pearl ; films 54 à 59 de 2019

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Lundi : Merci la vie

(Bertrand Blier, 1991)

« Thématique : Gérard Depardieu »*

Merci la vie, c’est un peu l’adieu de Blier à des tournages réguliers. Troublé par le puritanisme des mœurs modernes, il a rapproché son style, sur le tard, d’un cynisme épuré, et lui qui était spécialiste du rapprochement des corps a opéré celui des esprits. Dans l’exploration de ses chers tabous qui cessent, pour partie en tout cas, d’être les tabous de la chair, il donne la poésie à son image et toute leur liberté à ses acteurs.

Il faut dire que l’œuvrette tient de l’écriture thérapeutique, puisant dans l’absurde toute la ressource des ses rebondissements jusqu’à n’être plus très clair. On a le sentiment d’assister à la naissance de la noirceur cynique et dépouillée de ces métaphores qu’on retrouve chez Blier bien longtemps après, dans Le Bruit des glaçons (2010). Avec des didascalies magistrales, il fait du contresens l’épidémie de son scénario, une sorte d’éxégèse des phobies cinématographiques, une solution facile pour tenir en haleine. L’écriture automatique a cet avantage de ne jamais perdre son rythme, mais cette revanche du réalisateur sur le monde qui le fait vivre a quelque chose de capricieux, d’un peu impulsif, dont les gueulantes de Michel Blanc et Charlotte Gainsbourg semblent les symptômes.

Héritant de Mocky dans la topographie villageoise ainsi que dans la prise de parole et le ton largement jean-foutre, il signe un patatoïde presque drôle et ovnique ; pour qu’il le fût, il eût fallu qu’on s’y retrouve un peu mieux, au-delà de l’histoire qui, comme souvent chez lui, se résume plus qu’elle ne se narre : il eût fallu que ses allégories scriptiques de la naïveté, du mariage, de l’égoïsme et d’un carpe diem dépressif (où les peines de cœur durent le temps d’un battement) aient un rôle à jouer plutôt que de flotter bêtement sur les lignes du reniement.


 


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Mercredi : Flash Gordon

(Mike Hodges, 1980)

« Thématique : Max von Sydow »*

Max Von Sydow aura décidément eu une carrière bien cahoteuse. Suivi déjà dans La Mort en direct par un Robbie Coltrane indétectable, il s’impose en solitaire comme la figure phare de Flash Gordon. À une époque où la Guerre des Étoiles fait rage, celle que mène Hodges est plus intimiste et beaucoup plus colorée, amenant un contrepoint discret au succès ravageur de son concurrent.

Les visages en plastique sont en place, les faiseurs d’effets spéciaux sont prêts à faire feu de tous boutons, et voilà toute la cérémonie dont on a besoin pour rentrer dans l’univers minimaliste du héros de BD. Accueillis par un bruitage généreux des scènes en avion – pas de jaloux : à chaque plan son vraoum fracassant – puis par la stupéfiante coïncidence que le coucou en question se crashât de sorte à réunir les personnages principaux, on est rapidement en droit de se demander si le maquilleur n’aurait pas quelque colle à nous prêter pour éviter à notre mâchoire de se décrocher devant tant d’absurdité.

Heureusement, le maquilleur était occupé, avec l’équipe des décors et des costumes, à faire du film le bonbon acidulé visuel qui fait son intérêt. Pas question de copier George Lucas ou de rivaliser avec lui (les tirs laser ? Les icônes féminines ? C’est innocent, voyons !), et Hodges a bien compris que c’est l’arrière-plan qui donnerait à sa progéniture sa saveur. Il avait déjà obtenu l’assistance de Queen pour le fond sonore, malgré la perplexité de De Laurentiis, producteur de son état, qui se demandait qui pouvaient bien être « ces Queens ».

Quant à l’image, il ne faudra pas trop y questionner les trucages, assez navrants, ne serait-ce que pour l’évidence que l’équipe s’est amusée sur le tournage, quand les difficultés n’étaient pas au rendez-vous du moins. Si l’on veut vraiment dénoncer une chose en plus, c’est que l’œuvre ne trouve pas le ton juste ; entre l’esprit comic qui confinait aux jolis minois sans personnalité, à une technologie fortement dépendante des moyens de l’époque et à un héroïsme surréel, il y avait une sorte de cahier des charges tacite dont a par exemple souffert l’humour, trop sporadique et trop fugace pour qu’on ait le temps d’y goûter, ainsi que le ton en général (impossible de savoir si le film se prend au sérieux ou non) et l’insouciance caricaturale de la mort témoignant d’une écriture scénaristique plus friande de punchlines que de cohésion.

On passera sous le coup du bénéfice du doute que la phrase « scattered into atoms » (« réduit en atomes ») fût construite avec une candeur scientifique adorable plutôt qu’effectivement réfléchie. Cherchant timidement la veine outsideuse d’une SF qui vient d’être littéralement « boostée » par Star Wars, Flash Gordon place les jalons baroques du genre avec un trait inimitable et totalement vintage en matière de design. Pas vieilli pour autant, d’ailleurs, il est malheureusement hanté par des symptômes d’un navetisme fulgurant.


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Jeudi : Pain et chocolat

(Franco Brusati, 1974)

« Thématique : langue italienne »*

« Der Ball », expliquera-t-il en allemand peu après.

Le goûter rital qu’est le pain avec du chocolat fut la métaphore « croustillante » choisie par Brusati pour faire à la fois le titre et l’image de chocs culturels permanents. Son personnage est du pays : expatrié italien en Suisse pour le travail, on serait bien en mal de l’empêtrer dans l’état policier comme on le ferait dans un scénario purement italien ; les Suisses sont carrés comme leur drapeau mais ils sont complaisants aussi, ils sont gentiment xénophobes mais on n’a pas encore inventé le terme de toute manière. Ils tiennent à leur identité, c’est tout : leur pays même a des airs de coffre-fort, les montagnes helvétiques sont comme des murs d’où l’on ne sort que par train à travers de sombres tunnels.

Tout cela, Brusati le montre, le démontre et le démonte, toujours hilarant, toujours jouant sur les différences qu’on dénigre tout en bénéficiant de leurs avantages. À tout instant, on garde à l’idée les frontières de la conception chez cet Italien entouré d’un cosmopolitisme soudain, lui pour qui Italiens du Nord et Italiens du Sud n’avaient déjà rien en commun. Alors allemand, français, anglais, grec, le Turc même qu’on rend muet faute de pouvoir en reproduire la langue (acteur italien oblige), qu’est-ce que cela signifie pour un expatrié, en quoi cela aide-t-il à l’enracinement ?

Porté que l’on est par des dialogues polyglottes et amusants, on comprend pourquoi les personnages en viennent à ne plus savoir quoi se dire, quoiqu’on pût aussi mettre cela sur le compte d’une partie finale qui s’agite au lieu de bondir. Il ne faut peut-être pas porter Brusati aux nues de la statistique (deux millions d’étrangers sur un pays de cinq millions d’habitants ; vérifie qui voudra) ni du scénario clair et aguicheur, mais il a presque eu du génie dans la demi-satyre drôle aussi bien que dans l’adaptation au septième art d’un pays avec lequel il n’a même pas collaboré.


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Vendredi : Pirates des Caraïbes: la Malédiction du Black Pearl 

(Gore Verbinski, 2003)

« Hors-thématique »*

Le visionnage des Pirates des Caraïbes en VF à la télé, jadis, m’avait fait rater la beauté de cette langue anglaise résonnante de yarhar! et autres joyeusetés petites-bourgeoises ; une langue si riche qu’elle me fait douter de mon bilinguisme, tant j’ai eu peine à suivre malgré la VO sous-titrée en… VO.

Les phrases chocs sont un peu forcées au démarrage, de même que quelques cascades où les crashtest dummies s’élancent gaiment dans des trous comme si l’on devait croire que c’était involontaire. Hm hm. Mais les dialogues sont si beaux et vont si bien avec le raffinement de Keira Knightley, voire l’ahurissement permanent d’Orlando Bloom (que jouer la fine lame rend au moins un peu gaillard). Entre l’esprit de Jack Sparrow (qui d’autre que Johnny Depp pour ce rôle, franchement…) et l’escrime bien rodée qui ferait pâlir Jean Marais s’il n’eût déjà été monochrome, on croirait un Cyrano pour qui « berges raquent », et qui, à la fin de l’envoi, prend la mouche.

Les effets spéciaux sont propres, la guerre d’intérêts crédible à tout instant (pourtant l’usage en est presque abusif) et la distraction ne s’arrête pas une seconde, entretenue dans ses molesses par les pitreries de Depp et envolées dans les climax par la magnifique musique thématique de Klaus Badelt. Parfois, l’humour et le style ne rentrent pas ensemble sans quelques heurts, mais est-ce cher donné un divertissement si bien forgé ?


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Samedi : Pirates des Caraïbes: Le Secret du Coffre maudit

(Gore Verbinski, 2006)

« Hors-thématique »*

C’est quoi le code déjà ?

Ce n’est pas avec autant d’ardeur que Verbinski reprend la lanterne trempée des Pirates des Caraïbes. La métaphore ne doit pas effrayer, car elle symbolise toute la beauté moite de ces tempêtes caribéennes se mêlant de mouiller les décors. Palmiers et palmés sont toujours au programme, et la reprise des guerres d’intérêts se fait décemment avec la formation de triangles ambigus – des Bermudes, sûrement – constitués dans les romances, les croisements de fer et les négociations.

Comme on pouvait s’y attendre, le film repart des entrailles de son prédécesseur ; celles du bateau et celles du scénario. Si le goût d’eau salé est le même, on ne peut pas en dire autant de dialogues moins fleuris, et d’une récupération d’acteurs très bancale. L’image est belle en toute heure, elle épouse un scénario qui tourne étonnamment rond pour selon qu’il est touffu, mais il se sacrifie à des mascarades king-konguesques, devenant un mélange hétérogène d’action et de ridicule. Orlando a fini de « bloom », son ahurissement s’est fossilisé, et seule la duplicité de Sparrow alimente encore la machine du divertissement sensé.

Mêler pirates et surnaturel était un pari difficile que Verbinski avait su relever, et qu’il reproduit d’ailleurs ; mais en ajoutant la dimension grotesque, il met la couche de fiction en trop, le double tricorne qui fait s’écrouler le chapeau de carpes. Trop fut sacrifié sur l’autel du visuel – auxquels on donnerait dix ans d’avance, d’ailleurs. Le design est assuré, propre et vivant.

Construire une critique par comparaison m’a toujours semblé précaire, même pour deux films de la même saga, toutefois le manque est évident dans le sabordage de la bourgeoisie, ce contrepoint galant aux galères truandes que Keira Knightley savait mieux porter au bout de doigts gantés qu’au bout d’une épée. L’Homme est réduit à son stade larvaire de Moldu, un superstitieux transi qui subit tout sauf à être déjà réceptacle à quelque surnaturalité. Il y a du bon dans Le Secret du Coffre maudit, oui… simplement rien de plus, sauf un cliffhanger plus frustrant que chez Matrix encore, et pas mal de moins.


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Dimanche : Gilbert Grape

(Lasse Hallström, 1994)

« Hors-thématique »*

Leo était encore si inconnu qu’il n’était guère mis en avant sur les affiches ou ailleurs…

J’avais vu le film en 2012 ; parfois, un film vu un an auparavant me fait un effet tout autre, si tant est que je m’en souviens. Gilbert Grape, j’aurais pu l’avoir vu il y a six mois tant le souvenir était fort. Surprise : il est aussi totalement inchangé.

Aujourd’hui que je suis l’aîné d’Arnie Grape, le rôle de simplet attachant qui fige DiCaprio dans ses 19 ans, sa performance m’étonne non moins. D’autant plus, en fait, que le film est titré du nom du rôle de Johnny Depp. Une relique témoignant que DiCaprio n’avait même pas commencé son ascension fulgurante, et qu’il a pris tout le monde par surprise en volant la vedette à Depp.

À Endora, bourgade américaine comme il y en a tant, les problèmes sont tous humains. C’est une société repliée sur elle-même, qui oublie que le coucher de soleil est beau et pour laquelle le défilé annuel des vacanciers vaut cent fois la télévision qui baragouine pour une mère clouée chez elle par son obésité. Peut-être l’authenticité de la maisonnée vient-elle de cette mère, jouée par Darlene Cates dont le poids ni même la vie n’est simulé. Entre Depp à qui le scénario donne la part belle et DiCaprio qui s’impose « comme un grand », c’est un trio de personnages équilibré qui prédomine par pure alchimie, l’indice d’un film qui fonctionne sans l’avoir voulu.

Mais il ne faudrait pas décréditer Hallström de ses mérites, lui qui souffrira déjà d’un retour de bâton suffisamment fort (et justifié, je crois) avec Amour et mensonges deux ans plus tard. Il a donné du sien dans les détails significatifs, la dimension horizontale de cette vie si terre-à-terre qu’elle ne saurait avoir d’autre dimension que le « là-bas » ; le là-bas « où il y a l’autoroute », le là-bas qui est le territoire du grand supermarché, celui auquel c’est une trahison inégalable que de se rendre, voire d’en sortir avec un produit dispensable, car c’est un acte meurtrier contre l’autarcie qui est le cœur du village texan. Mieux vaut, en effet, échanger quelques blagues de mauvais goût autour d’un verre avec le croque-mort – qui, dans ses conditions, est nécessairement obsédé par la mort, ou bien il n’aurait pas sa place.

La « place », voilà la vraie attache de ces gens à leur terre, à leur frère. Ce n’est même pas une question de s’apprécier ou de se tolérer, car l’affection n’est pas une finalité : c’est un besoin. C’était là le vrai rôle pensé pour DiCaprio qu’on ne s’attendait pas à a voir jaillir hors de sa cage, et l’origine des vrais dilemmes pour celui de Depp.

Ce que devait être Gilbert Grape est perdu : c’est dommage, en un sens, car il est devenu un film de terroir assez sobrement contemplatif, un western moderne où les caravaniers descendent des cowboys et les diners des saloons, où la romance semble inévitable et où le blasement est omnipotent. Mais il est aussi devenu ce qu’on n’aurait jamais pu faire exprès, un drame vraiment touchant, un équivalent qualitatif et thématique à Rainman, mais dont l’échelle varie de l’individu au village en passant par la famille.


* Les barèmes montrent le ressenti et l’appréciation critique. Entre guillemets est indiquée la thématique.  Plus de détails ici.

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princecranoir

Je note une « hors thématique » très portée sur le Johnny Depp. Pourquoi, mais alors il faut aussi creuser côté Jarmusch pour trouver son plus beau rôle ( sans oublier Edward).

Eowyn Cwper

Les Pirates ont été groupés par coïncidence (j’étais censé en voir un par semaine) et Gilbert était un hasard de différente nature. J’ai trop aimé Edward, je l’ai tellement usé que je m’en suis fait une allergie.

Pascale

J’avais vu Merci la vie à sa sortie. pas revu depuis. Je me souviens d’un grand foutoir dépressif effectivement.
Des Pirates je me suis lassée dès le 2eme épisode qui tenait plus du procédé.
J’ai découvert Leo avec ce film. J’ai cru qu’il était véritablement autiste. Vraiment impressionnant le gamin. Comme la maman baleine.

Eowyn Cwper

Je te comprends sur tous les points ! Étant né un an après le Titanic de Cameron (dont la « version originale » a d’ailleurs coulé un 15 avril), j’ai grandi avec le succès de Leo et j’étais obligé de savoir qu’il était « juste » un grand acteur. Mais tu n’as pas été seule dans ton cas. La maman baleine était réelle, malheureusement (elle est décédée en 2017 à 69 ans, de quoi nous faire réfléchir sur les étouffantes et fluctuantes recommandations diététiques actuelles).

Pascale

C’est un miracle qu’elle ait tenu jusque 69 ans.

Eowyn Cwper

Absolument.

Pascale

Beaucoup plus touchant que Rainman qui était une performance de star je trouve (même si j’avais aimé).
Je n’ai pas encore développé d’allergie à Edward re re re re vu récemment.

PS hors sujet : quels prénoms ont choisi tes parents pour tes adelphes (que mon correcteur transforme en adeptes 🙂 ) si ce n’est pas trop indiscret.

Eowyn Cwper

Pourquoi ne pas demander directement le mien que je ne révèle nulle part ? ;-p Quoique je ne le dévoilerais pas mieux – je le fais à titre exceptionnel et jamais en public sur Internet –, mais je peux te dire que seul le mien est vraiment unique ; mes adelphes ont « seulement » des prénoms rares.

Pascale

Ah simplement parce que j’ai cru que ton prénom est Ywan qui n’est finalement unique que par son orthographe.
Je n’ai aucune raison d’entrer dans le secret.
C’est peut être Nawy 😊

Eowyn Cwper

Il te faudrait plutôt chercher du côté de l’heptasyllabique. ^^

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