Comment mesurer la difficulté des langues ?


La difficulté des langues est une idée fascinante qui m’a valu d’écrire deux articles déjà : Les langues les plus faciles pour un francophone, et Les langues les plus difficiles pour un francophone. Mais sur quoi me suis-je basé pour élaborer ces listes ? Est-ce objectivement possible à faire ?

Les images sont issues de mon travail personnel dérivé d’une œuvre du domaine public.


La propédeutique, c’est l’apprentissage préparatoire ; les connaissances qui aident à aborder des connaissances plus ardues, tout du moins des connaissances qui font partie d’un domaine attenant.

Mes articles sont justes dans le sens où j’ai pris pour repère un francophone… un francophone monolingue. Mais ce repère peut être étendu ; quid de quelqu’un qui parle français et anglais ? Toutes les langues seront-elles aussi dures pour lui ?

La propédeutique s’applique énormément à la connaissance des langues, d’une manière que je vais tenter de mettre en images dans cet article, en essayant d’expliquer pourquoi il est difficile – voire impossible – de mesurer la difficulté des langues sans inclure la relativité à plusieurs niveaux.

Le préjugé

Tout part d’un grand préjugé : sa propre langue maternelle. On en a tous une, ce qui nous rend égaux au regard de cette idée fausse :

Si ma langue fait telle chose, il n’y a aucune raison qu’une autre langue fasse autrement.

À défaut de tomber dans ce piège, on se dira peut-être :

Puisque des langues font certaines choses différemment de ma propre langue, c’est forcément plus compliqué.

Il y a des raisons à ces questions, à ces a prioris. On est rarement amené à s’intéresser aux schémas d’idiomes lointains ; on peut être surpris d’apprendre certains modèles différents du français en anglais ou en espagnol, mais ce sont des langues proches du français à bien des égards. On reparlera de cette proximité plus loin. Et même si on s’intéresse à une langue tout à fait exotique – au sens linguistique – comparé à notre langue maternelle (le japonais par exemple) cela ne fera qu’élargir notre préjugé : « si les langues que je connais font ça, il n’y a aucune raison qu’une autre langue fasse autrement ».

Nous, humains, ne sommes tout simplement pas faits pour appréhender une vérité toute simple : si notre langue maternelle nous paraît supérieure à celle des autres, ou plus compliquée que toutes les autres, c’est seulement parce qu’on a toujours baigné dedans.

N’avez-vous jamais admiré les enfants qui, dans un pays étranger, maîtrisent une langue à cinq ans mieux que vous ne la maîtrisez malgré les dix ans d’études que vous y avez consacrées ? Le fait est qu’une langue, quand elle est maternelle, est partout, et tout le temps, jusqu’à devenir nous. Une langue maternelle est un absolu, c’est pour ça que dire que « le français est compliqué » ou « le français est une langue riche » n’a aucune valeur à moins d’établir une comparaison avec une autre langue.

La comparaison

Ainsi, la mesure de la difficulté d’une langue est forcément relative ; elle se fait forcément par la comparaison d’une langue x à sa langue maternelle. Or, la difficulté relative d’une langue est indissociable de sa comparabilité.

Exemple : l’italien est la langue la plus facile pour un français car on peut comparer leur grammaire (qui fonctionne quasiment pareil), leur vocabulaire (qui a énormément en commun) et leur phonologie (les deux langues ne se prononcent pas vraiment pareil, mais on peut facilement établir le lien entre leurs divergences).

Autre exemple : le hindi est une langue relativement difficile car on ne peut pas la comparer au français ; leur grammaire a peu en commun, leur phonologie diffère beaucoup, et il n’y a presque pas de mots en commun. Toutefois, le hindi et le français sont quand même deux langues indo-européennes ; elles ont divergé pendant au moins 4 500 ans, mais certains éléments demeurent vaguement comparables et familiers.

En résumé, il n’est pas faux de résumer la facilité d’une langue à la familiarité qu’elle nous évoque, et la difficulté d’une autre à son étrangeté. C’est aussi simple que ça… pour le moment.

Le cas de la complexité objective

Une langue peut être objectivement complexe, mais cela s’applique invariablement à un ou plusieurs aspects spécifiques : les exceptions du français, la richesse phonologique des langues caucasiennes, le système d’écriture du chinois, le système verbal du bulgare… ce sont des critères indiscutables de complexité, mais insuffisants pour décréter qu’une de ces langues est plus difficile que toutes les autres de manière globale. La complexité d’une langue, toujours partielle, est le reflet de sa richesse ou de ses irrégularités naturelles, mais jamais de l’inutile, car l’inutile s’érode inévitablement (à moins d’être sous la houlette d’un conservatisme idiot représenté par quelque Académie).

Il faut toujours garder à l’esprit qu’une langue, en dépit de son apparente complexité, est toujours conçue naturellement et dans un objectif de compréhension spontanée. Cela devrait illustrer pourquoi un enfant de cinq ans parle mieux sa langue maternelle qu’untel qui l’étudie depuis dix ans comme langue étrangère, et ce peu importe la considération qu’on en a de sa complexité ; l’apprentissage d’une langue maternelle est spontané, et l’usage qui en est fait aussi.

La complexité objective existe donc, mais n’est pas un critère dans la mesure de la complexité globale d’une langue. On doit rester dans la relativité, et c’est dans la relativité que la propédeutique entre en ligne de compte.

La propédeutique

Tout ce qu’on sait a une valeur propédeutique : savoir conduire une voiture permet de conduire à peu près n’importe quelle autre voiture ; savoir écrire au clavier permet de taper à la machine, etc. Tout ce qu’on sait nous ouvre des portes vers un savoir plus lointain. Et parler français a une valeur propédeutique aussi.

La difficulté des langues est un concept doublement relatif : il dépend du rapport des langues entre elles, et de celles qu’on maîtrise soi-même. Le rapport des langues entre elles peut être mesuré par la linguistique (le français est comparable à l’italien, donc l’un est facile pour un locuteur de l’autre), et les langues qu’on maîtrise font entrer la propédeutique en jeu (je connais l’anglais, donc le suédois ne m’est plus aussi dur, etc.).

Sur la carte ci-dessus, j’ai représenté la difficulté relative des langues pour un francophone, avec les langues romanes en vert (le roumain à l’est), les langues germaniques en jaune-orange et les langues slaves en orange. J’ai exclu la Suisse et la Belgique qui partagent des langues germaniques et romanes, ainsi que l’albanais et le grec qui sont seules dans leurs familles, et enfin les langues ouraliques (finnois, estonien, hongrois) et le turc qui ne sont pas des langues indo-européennes.

L’exclusion de certains pays de cette carte, sauf dans le cas de la Belgique et de la Suisse, répond au principe que j’ai donné précédemment : langue pas comparable = langue relativement difficile. Puisque la comparabilité est un critère de départ, une telle langue n’a pas lieu de figurer sur la carte d’un point de vue francophone.

Le français est relativement facile pour un anglophone (et l’anglais relativement facile pour un francophone) car les langues partagent 60% de vocabulaire commun. Mais elles n’appartiennent pas à la même famille.

Il est très important de ne pas oublier le point de vue : la carte ci-dessus ne vaut que pour un francophone, et elle serait totalement différente pour un locuteur de n’importe quelle autre langue, par exemple l’anglais :

Ou le hongrois :

Un magyarophone a de quoi se sentir bien seul linguistiquement ; avec ses seuls cousins loin dans le Nord (des cousins plus si proches), la langue hongroise a très peu de valeur propédeutique.

Heureusement, la propédeutique n’est pas un absolu ; elle nous aide à apprendre, mais on peut l’acquérir. Apprendre quelque chose d’exotique – dans notre cas, une langue exotique – permet d’ouvrir des portes plus lointaines, et plusieurs portes peuvent arriver sur la même pièce, rendant son exploration doublement facile.

Voici la carte de la difficulté des langues pour moi, qui suis francophone de naissance, qui parle couramment anglais, moyennement allemand et espagnol, et un tout petit peu russe, turc et grec.

Plusieurs phénomènes intéressants se produisent sur cette carte.

  • Première constatation, il y a plein de vert. Logique. Quand on maîtrise quelque chose, ça ne nous paraît jamais aussi dur que lorsqu’on l’apprenait. C’est pourquoi les langues qu’on maîtrise sont toujours du vert le plus pétant. De plus, connaître le français et l’anglais m’ouvre deux portes sur la même pièce qu’est l’allemand (qui, très grossièrement, est « entre les deux »).
  • Seconde constatation, j’ai ajouté le grec et le turc. Effectivement, le grec n’est plus exotique quand on connaît les liens que la langue entretient avec le reste de l’Europe.
    • Note : le turc est en rouge car c’est la seule langue non indo-européenne dont je connaisse quelques notions. C’est donc la première porte que j’ouvre dans la maison des langues turques… Mais cette maison recèle un couloir secret : un couloir qui la relie aux langues arabes ! En effet, 6% du vocabulaire turc vient de l’arabe, et ce ne sont pas les mots les plus rares.
  • Troisième constatation, les langues balto-slaves (lituanien et letton) sont d’un orange différent des langues slaves. Cela s’explique du fait que, tant que je n’avais ouvert aucune porte sur les langues slaves ni les langues balto-slaves, elles étaient similaires dans leur exotisme. Mais connaître un peu de russe m’a apporté plus de valeurs propédeutiques pour le reste des langues slaves que pour les langues balto-slaves, qui ne sont pas la même famille de langues.
  • Quatrième constatation : l’albanais et les langues ouraliques (hongrois, estonien, finnois) sont toujours exclus, car je n’ai encore ouvert aucune porte dessus.

Il y a un autre paramètre qui joue sur la difficulté des langues européennes pour moi : mes quelques connaissances en étymologie. Elles peuvent me permettre de deviner ce que peut vouloir dire un mot roumain ou grec, ou même de deviner ce qu’il peut être dans ces langues (parfois).


Mesurer la difficulté relative réelle d’une langue n’est pas impossible ou farfelu. Avant tout, il faut se rappeler que c’est relatif de tout côté. Et il faut garder à l’esprit qu’aucune unité ne quantifie une difficulté, et que c’est un rapport très personnel à l’apprentissage. C’est pour cela que la propédeutique est un paramètre vital, même si on n’en entend pas parler tous les jours.

Évidemment, je n’ai pris que l’Europe en exemple, mais cela vaut pour les langues du monde entier.

Cet article a été rédigé sur mon expérience et mes constatations personnelles dans l’apprentissage des langues, m’efforçant moi-même d’être polyglotte. N’hésitez pas à relever ce que vous pensez être des erreurs dans les commentaires. Si vous aimez mon travail, likez, commentez, abonnez-vous ou partagez, ça m’aide ! Et merci pour votre lecture !

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Siddhartha Burgundiae

Excellent article, Ivan ! Beaucoup de linguistes et de didacticiens ne veulent pas entendre parler de la notion de «langue difficile», mais tu arrives bien à saisir la chose en mettant l’accent sur le fait que c’est subjectif et que ça dépend essentiellement de la langue dans laquelle nous sommes le plus familier (souvent la langue maternelle)

En revanche, je ne crois pas que le turc serait plus difficile à apprendre que le russe ou le polonais pour un francophone… Même s’il ne s’agit pas d’une langue indo-européenne, sa régularité phonétique (harmonie vocalique), et grammaticale (langue agglutinante) en font pour moi une langue bien plus facile que les langues slaves, avec leurs nombreux paradigmes casuels, les irrégularités de leur conjugaison, leurs sandhis internes, etc. Beaucoup d’apprenants du turc m’ont dit qu’il s’agissait d’une langue plus facile que nombre de langues occidentales.

Ton dévoué,
Sid

[…] Pour en savoir plus sur la façon dont je suis arrivé à ces résultats, je vous invite à voir cet article : Mesurer la difficulté des langues. […]

[…] plus sur la façon dont je suis arrivé à ces résultats, je vous invite à voir cet article : Comment mesurer la difficulté des langues. PS : si vous appréciez mon travail, un like ou un commentaire aide à me bien faire référencer […]

Livio

Bravo pour cet article qui prolonge la réflexion qui tu as démarré dans les articles sur les langues les plus faciles et les plus difficiles pour un francophone. En plus grâce à toi j’ai appris un nouveau mot « propédeutique ». C’est vrai qu’en matière d’apprentissage des langues c’est une notion qui a toute sa place.
J’ai remarqué que la plupart des linguistes sont très critiques vis à vis du rôle de l’Académie Française, qui en gros empêche la langue d’évoluer naturellement comme c’est le cas d’autres langues. Quels sont les arguments qui justifient son existence et sa perpétuation? C’est juste que les individus qu’on a honoré du titre d’académicien ne veulent pas qu’on leur retire ce prestige et perpétuent donc l’institution par vanité? Est-ce que son effort pour normer la langue a quelques aspects positifs à tes yeux ou tout est à jeter? Peut-être que ça pourrait être l’objet d’un futur article, si le sujet t’inspire.

Eowyn Cwper

Les linguistes ne devraient pas être critiques de l’Académie du point de vue de leur profession. Ils devraient juste en constater l’influence au même titre que n’importe quel élément extérieur. Toutefois, les linguistes étant descriptivistes et l’Académie étant prescriptiviste (voir → https://septiemeartetdemi.com/2018/05/12/abrege-de-la-nature-du-prescriptivisme-et-du-descriptivisme/), ils sont opposés par nature, et il est en effet courant que les linguistes critiquent le rôle fossilisateur de l’Académie.

Je crains en effet que la perpétuation de l’Académie ne tienne qu’au prestige qu’elle assoit. Tant qu’on y offrira une retraite substantielle pour ce qui devrait être une retraite spirituelle et que les médias glorifieront ceux qui y siègent, elle existera. Et sûrement chapeautera-t-elle notre langue encore longtemps d’une manière ou d’une autre, car rares sont les stars de la plume qui ont refusé le siège – et la bourse.

Tout ce que fait l’Académie n’est pas à jeter. Parfois, elle fige la norme selon les formes de l’usage, comme le S des impératifs du premier groupe devant « en » et « y » (« manges-en ») ou la disparition, dans la première moitié du XIXème siècle, de l’orthographe « oi » pour « étoit » et autres orthographes imparfaites… dans tous les sens du terme.

Ma foi, je ne dis pas non à un article… Je ne dis pas non, non plus, à la motivation qui va de paire. Merci pour ton passage et ton commentaire ! J’espère avoir répondu à tes interrogations.

Mood

Excellent article avec une très bonne approche de la chose

Eowyn Cwper

Merci beaucoup !

[…] → J’en parle plus longuement dans ma série d’articles ”Les langues les plus faciles pour un francophone”, ”Les langues les plus difficiles pour un francophone” et ”Comment mesurer la difficulté des langues ?” […]

[…] Voir mes articles : Les langues les plus faciles pour un francophone, Les langues les plus difficiles pour un francophone et Comment mesurer la difficulté des langues ? […]

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