L’orthographe étymologique, et comment elle rend une réforme orthographique difficile


Aujourd’hui, un article léger (une fois n’est pas coutume !) : pourquoi l’orthographe du français est-elle ce qu’elle est ? Et que peut-on y faire ?


Si vous faites une recherche dans un dictionnaire (moderne) de vieux français, chaque mot aura plusieurs entrées ; plusieurs orthographes. C’est parce que le vieux français n’était pas standardisé. Son écriture variait selon les régions, et parfois selon les personnes. Alors les traces écrites sont variables.

Exemple d’orthographes multiples trouvé dans ce dictionnaire de vieux français.

À l’époque, les hommes d’Église faisaient office de scribes, et ils écrivaient leur langue phonétiquement ; il l’écrivaient en ne se basant que sur leur seule connaissance de l’alphabet, et n’importe quelle personne connaissant l’alphabet pouvait lire le résultat, car il correspondait exactement à la prononciation attendue.

 

Et puis la langue française a été standardisée, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539 puis par la fondation de l’Académie française en 1635 notamment. La standardisation a déterminé une orthographe fixe, encadrée par des règles ; elle l’a fossilisée artificiellement pour en unifier l’usage. L’orthographe était fixe mais phonétique, et tout allait bien.

Mais la langue a continué d’évoluer par l’usage populaire, que ce soit au niveau de la prononciation, de la grammaire ou du lexique. Les prescriptions n’en ont pas démordu, continuant d’imposer leurs standards en dépit des innovations langagières, ce qui n’a jamais vraiment choqué personne puisque, de toute façon, une langue n’évolue guère de façon visible à mémoire d’une génération. Alors l’orthographe a doucement commencé à diverger de l’usage.

ⓒ Ywan Cwper.

Et c’est comme ça, au fil des générations, qu’on s’est retrouvé avec l’orthographe du français aujourd’hui : une orthographe étymologique, reflet d’une prononciation périmée, perdue dans les siècles. Une orthographe devenue difficile et inutilement archaïque, préservée par purisme, dont les irrégularités sont la bête noire des étudiants.

L’orthographe étymologique n’est pas une fatalité. En fait, c’est un phénomène plutôt rare qu’on ne rencontre que dans une minorité de langues : le français, l’anglais, le tibétain, les langues celtes… Des langues aussi proches de nous que l’italien ou l’espagnol en sont dénuées parce que la langue n’a jamais subi la pression d’une autorité linguistique ou que sa standardisation est récente (l’italien est dans les deux cas).

Le français montre aussi certains cas de grammaticalisation de l’évolution ; le T dans « va-t-en » ou le S dans « donnes-en » sont des exemples de règles que l’usage a réussi à imposer, et qui ont rendu la langue un peu plus spontanée. Mais à l’inverse, il y a des mots comme « femme », où seuls le F et le M se prononcent tels quels, ou « monsieur », où seuls le M et le S sont fidèles à eux-mêmes.

La standardisation de l’usage n’est pas un mal ; c’est sa fossilisation qui l’est. L’espagnol est standardisé, mais révise régulièrement ses standards orthographiques pour améliorer la spontanéité de son usage et la correspondance de la prescription avec la réalité. Le portugais est encore un meilleur exemple ; le portugais européen adopte régulièrement des réformes issues de l’usage du portugais brésilien, beaucoup plus parlé et beaucoup plus progressiste.


Alors que faire ?

Sortir d’une orthographe étymologique est une chose très difficile à accomplir, car son évitement se fait sur le long terme. Sa destruction ne peut être opérée que par une réforme trop monumentale pour être acceptée, car elle donnera l’impression (fausse) à son utilisateur d’être illettré. Revenir à une orthographe phonétique signifierait remplacer « doigt » par « dwa », ce qui choque, bien que le T dans ce mot ne soit plus prononcé depuis au moins dix siècles, et le G au moins autant.

Rendre l’orthographe du français de nouveau phonétique serait un carnage ; ce serait le langage SMS à l’Académie.

Un autre moyen de sortir d’une orthographe étymologique est de rejeter le concept de « faute », et de laisser la population standardiser la langue par la force de l’usage. Il suffirait de quelques décennies de laxisme pour éroder une bonne partie de l’inutile. D’autre part, je suis le premier que la moindre faute choque et je ne suis pas le dernier à défendre la beauté subjective du purisme…

Quand j’étais petit, on me disait de ne pas reprendre les gens sur leur orthographe car c’était malpoli. J’ai découvert ensuite que ce n’était pas seulement malpoli, mais que cela faisait du mal à la langue. Pourtant je continue de corriger certaines fautes « graves » comme la confusion du conditionnel et du futur, ou la confusion de « sa » et « ça »…

Si on rendait l’orthographe du français phonétique, le monde entier aurait l’impression qu’on a détruit notre propre langue. On a décidément du chemin à faire pour se débarrasser de nos idées reçues et laisser la langue faire son petit bonhomme de chemin. Une possibilité de sortie est que, à force d’imposer des standards que la population est incapable de suivre, la France finisse en état de diglossie ; c’est même déjà un peu le cas.

Cela signifie qu’il y aura une langue écrite et une langue parlée totalement différentes l’une de l’autre. Linguistiquement, la diglossie est fascinante. Socialement, c’est une catastrophe. Peut-être alors serons-nous confronté à un cas de force majeure qui nous forcera à prendre une grave décision… Mè je ne crwa pa que ce sera de sito.


PS : si vous appréciez mon travail, un like ou un commentaire aide à me bien faire référencer !

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Siddhartha Burgundiae

Je suis entièrement d’accord avec toi, toutes les tentatives de réformer l’orthographe et la grammaire françaises se heurtent à des murs d’incompréhension et finissent dans des culs-de-sac de difficultés et d’impossibilités manifestes; tu as raison d’évoquer le grand nombre d’homophones de notre langue, qui sont pour moi le principal souci.

Malgré tout, je pense qu’on parle là de plusieurs «niveaux» d’erreur. Pour moi, «ça/sa» est une faute grave dans la mesure où elle révèle une incompréhension de la structure de la langue: confusion d’un possessif et d’un démonstratif. À l’inverse, une faute d’orthographe comme «discution» relève pour moi de l’anecdotique, et même de l’anecdotique positif car elle révèle que son auteur a saisi la parenté étymologique avec «discuter». C’est d’ailleurs un des avantages de notre orthographe démente: un rapport s’établit automatiquement entre «doigt/doigté», ce qui ne serait pas le cas de «dwa/dwaté». L’élève qui apprendrait ça pourrait se demander, avec raison, d’où sort le «t». Dans ce cas, ne rendrait-on pas le français encore plus dur, en croyant bien faire ?

Enfin, je pense qu’au sens de la sphère occidentale francophone (je laisse volontairement l’Afrique de côté), on va plus aller vers une uniformisation de la langue sous l’effet du soft power anglo-saxon et des standardisations des contenus médiatico-linguistiques. Anglicismes, calques, formules-slogans et langage internet/geek/informatique sont connus de Bruxelles à Québec. Inversement, de nombreux éléments langagiers (régionalismes, patois, termes argotiques, même certains mots du langage soutenu) disparaissent ou bien se cloisonnent à des sociogroupes de plus en plus restreints. Mais dans un sens, une certaine diglossie virtuelle ne s’opère-t-elle pas déjà ? Sur le Net, on écrit «comme on veut», les idiolectes et orthorgaphies joyeuses s’épanouissent.. Parfois au risque de ne plus se comprendre ! Alors que de Marseille à Bonifacio, deux locuteurs du français modernes vont probablement savoir ce que ça fait de faire du crowdfunding ou de faire du couchsurfing après avoir mangé dans un restaurant trendy et mis ses wraps dans un doggy bag !

Les charmes de la langue et de ses paradoxes !

Bien à toi,

Eowyn Cwper

Un retour croustillant comme à ton habitude ! Je suis d’accord avec toi presque de bout en bout, et particulièrement sur la distinction de ”sa” et ”ça” ; c’est un des murs auxquels se heurte mon descriptivisme bienveillant et qui le fait se transformer en prescriptivisme grammar-naziesque.

Toutefois, je crois qu’une orthographe entièrement phonétique ne peut être qu’un bien. Je ne dis pas que c’est ”ze” solution, ni qu’il ne faudrait pas la légiférer un peu, mais on ne se questionne sur la langue que parce qu’on n’a aucune conscience véritable d’à quel point c’est un guêpier. Si on réalisait toutes les aberrations de notre langue, on ne s’en soucierait plus du tout. À mon avis, ce n’est pas l’élève qui se demanderait d’où vient le T entre ”dwa” et ”dwaté”. Se demande-t-il aujourd’hui d’où vient le G de ”doigt” ? Et toi-même, te souvient-il du choc que tu as eu lorsqu’on t’a appris que le PH se prononçait comme un F ? Je m’en souviens… Mais qui cela choque-t-il vraiment ?

Dans le cas d’une orthographe entièrement phonétique, le gosse admettrait les mots à l’oral et ne se mettrait pas soudain à réfléchir en les écrivant. On prononce ”dwa”, on l’écrit avec les lettres qui en signifient les sons, point. Se demander d’où vient le T est une considération qui tient de la philologie de cuisine, qu’on fait tous lorsqu’on doit sortir le dico pour lever un doute… Mais changer l’orthographe de la sorte revient à ajouter une brasse d’eau à la fosse des Mariannes de l’évolution diachronique. Il ne faut pas confondre facilité d’écriture et complexité de raisonnement.

Amicalement.

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