Avis lecture [#3] : Mishenka


On dit de Daniel Tammet, autiste Asperger synesthète, qu’il est un génie doué d’une sensibilité particulière. Ce qui est une cause logique de sa condition. Mais de quel côté d’une critique la ressent-on en tant que lecteur ?


Mishenka

Mishenka, ou Misha, c’est Mikhaïl Tal, authentique champion du monde d’échecs dont l’auteur signe ici la biographie romancée le temps d’un championnat. En s’intéressant à l’histoire des deux hommes (Tammet et Tal), on comprendra vite la raison pour laquelle le premier s’est intéressé au second : le joueur était connu pour « penser avec ses mains » et sa conception très émotionnelle du jeu d’échecs. « Penser avec ses mains »… c’est aussi le propre d’un écrivain. La punchline va d’ailleurs trouver son écho dans le quatrième de couverture comme dans les suggestions de fond. En 1960, lors de sa première victoire au championnat du monde, Tal était opposé à un homme tout à fait différent ; un logicien, un matheux, pour qui le jeu pouvait toujours être fractionné en formules.

Le terreau du roman est donc circoncis très tôt : le lien entre l’auteur et son personnage ne cache rien de son intimité, et on ne peut que reconnaître le piquant d’une confrontation entre la logique et le sentiment. L’idée n’est pas nouvelle mais le contexte est une histoire vraie ; c’est une contrainte qui s’accompagne de surcroît de la nécessité de se documenter pour écrire sur le sujet, ce qui excuse largement la recette un peu convenue.

On ne s’en rendra compte que rétrospectivement, mais l’introduction flotte un peu trop au-dessus du reste de l’ouvrage, comme si cela n’était pas le fort de l’auteur ; on n’a le sentiment de rentrer dans le livre qu’après quelques dizaines de pages. L’idée que l’auteur a des faiblesses est pourtant écartée par une lecture approfondie qui révèle, plus que tout, une grâce incroyable dans les transitions. C’est sûrement ce qu’il y a de plus beau dans Mishenka : on glisse d’une scène à l’autre, des pensées à l’action, d’un personnage à une anecdote, comme on glisserait sur du miel. Et il vaut mieux considérer les chapitres à la hauteur de leur vocation, voire s’arrêter de lire quand l’un d’eux se termine, car vouloir les sauter trop vite est le seul cas où l’on se sentirait chuter, et ce serait de notre faute de lecteur.

Puisqu’on vient de parler de la grande qualité de l’ouvrage, parlons un instant de son plus gros défaut : il ne donne pas l’impression d’essayer de se débarrasser de l’ « effet noir et blanc » qui veut non seulement qu’on sur-archaïse l’année 1960 sur la base des clichés qu’on en connaît, mais aussi, en l’occurrence, qu’on considère l’URSS comme un pays fermé et dictatorial. Bon, j’exagère ; il est vrai que le 1960 de Mishenka nous paraît plus loin qu’il ne l’est, mais on peut aussi interpréter ce phénomène comme une instillation volontaire de réalisme. Quant à la perception du régime soviétique, il est vrai que le phénomène précité peut l’infecter légèrement, mais il serait faux de dire que Tammet ne cherche pas à nous transmettre la vérité sur l’époque khrouchtchevienne ; des journalistes étrangers et des micro-histoires sont là pour nous remettre sur le droit chemin, avec parfois un tout petit peu trop de force pour être innocents.

Si l’on prend un peu de recul, on peut métaphoriser le livre sous la forme d’une rivière. On a déjà parlé de la navigation rendue paisible par des transitions parfaites, mais on peut encore considérer que Tammet est allé au fond de son sujet, bien que son rafiot ne soit grand que de 200 pages. On croirait que pour permettre au lecteur de faire voile, il a ratissé le fond du courant pour nous donner l’impression qu’on n’est pas seulement sur les flots, mais dans chacune de ses gouttes. Quelle meilleure occasion de parler d’immersion ?

L’auteur est un hypermnésique : sa mémoire colossale lui permet l’apprentissage de langues multiples en un temps record. Mais au-delà de ses exploits les plus médiatisés (l’apprentissage de l’islandais en une semaine, ou la récitation de milliers de décimales de pi notamment), Tammet en accomplit un qu’il réserve à ceux qui veulent le voir dans ce livre : en bon polyglotte, il sait traduire les échecs.

Pour en finir avec les allégories fluviales, disons qu’il nous plonge dans le monde du jeu sans nous donner le sentiment qu’il n’a jamais été compatible avec l’écrit. Un petit avertissement en guise de conclusion toutefois : j’en déconseille la lecture si vous ne connaissez pas les règles de base.

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