Idiolecte (2/2) : aborder la phonétique par la petite porte (vulgarisation) [autoreblog 4/5]


Ceci est un autoreblog d’un ancien blog. Pour plus d’informations, lisez ceci.

Apprendre de nouveaux sons est une des étapes les plus inconfortables du multilinguisme. Pourtant, ça ne devrait pas être compliqué : comme souvent, quelques connaissances de base suffisent à exorciser l’apparente difficulté. Sans prétendre vous donner tout ce dont vous avez besoin, je vais faire de mon mieux pour vous transmettre ces éléments.

L’idiolecte, je le rappelle, c’est la manière qu’a un individu de parler une langue. Il en dépend ; il dépend même plus précisément d’un dialecte de cette langue, mais il est entièrement individuel.

Ce que je voudrais montrer ici, c’est à quel point les sons (et plus particulièrement les voyelles) peuvent diverger du standard sans que cela ne gêne personne. Et comment s’en aider pour prononcer des sons étrangers.


Les phonèmes, qu’est-ce ?

Un phonème, c’est un peu comme une note de musique : c’est une unité sonore d’une langue. Un son, quoi. Le P dans ‘papa’ est un son. Le A en est un autre. Ces consonnes et ces voyelles, dont l’éventail mondial total se compte par centaines de variantes, sont notées avec l’alphabet phonétique international. Je vais essayer d’éviter de vous inonder de détails techniques ; s’il vous manque des infos, posez vos questions dans les commentaires.

Standard

Une remarque avant toute chose.

FR EN DE ES IT RO JP
Nombre de consonnes 21  24  22  20  24  20  15
Nombre de voyelles  16  12  14  5  7  7  5

Ce que ce tableau montre, c’est la richesse inhabituelle de la langue française en voyelles, comparé à l’anglais, l’allemand, l’espagnol, l’italien, le roumain et le japonais.

(Avant d’en déduire quoi que ce soit, j’avertis : en ce qui concerne ce comptage, l’expression « on fait dire aux chiffres ce qu’on veut » est particulièrement vraie. J’aurais pu compter le /ɛ:/ long que certains spécialistes considèrent comme distinctif du français ; j’aurais pu ne pas compter le /œ̃/ qui s’y fait rare. J’aurais aussi pu compter les allophones (quand un son change de nature en fonction de son environnement), moyennant quoi le nombre de voyelles allemandes aurait été supérieur au nombre de voyelles françaises. Oui, j’ai manipulé les chiffres, mais d’une manière égale en fonction de chaque langue ; vous pourriez ergoter mais l’ordre d’idée est le bon.)

Je parlerai peu des consonnes dans cet article pour deux raisons : mon idiolecte est assez conforme au standard en ce qui les concerne, et surtout leur nombre est assez normal en français.

À propos des voyelles, par contre, non seulement le français est spécial à leur égard, mais elles ont une particularité qu’elles ne partagent pas avec les consonnes : il n’y a pas de voyelle plus dure à réaliser qu’une autre*. C’est pour cette raison que connaître une langue aussi riche en voyelles que le français donne une base extrêmement utile à la prononciation de voyelles étrangères… Une base qui serait d’une efficacité grandiose si on avait la bonne idée d’enseigner la phonétique comme on enseigne la musique.

* Notez que je parle des voyelles de base : je ne parle pas des altérations multiples comme la nasalisation ( /ɑ̃/ en français), la compression labiale ( /ɯ̟ᵝ/ en japonais) ou même l’allongement ( /i:/ en anglais) qui peuvent objectivement influer sur la complexité des sons. Mais rassurez-vous, beaucoup de langues n’utilisent aucune de ces altérations, l’espagnol étant le meilleur exemple.

Les voyelles en général

Prenez le temps d’admirer le tableau ci-dessus : c’est un triangle vocalique, un tableau représentant l’ensemble des voyelles que l’humain peut produire. Il a cette forme pour refléter les choix que nous offrent nos organes phonateurs.

Le tableau est à triple-entrée :

  • en horizontale, c’est la position de la langue sur la longueur de la bouche, vers l’avant ou vers l’arrière ;
  • en verticale, c’est la position de la langue sur la hauteur de la bouche, vers le haut ou vers le bas ;
  • chaque voyelle a un binôme dépendant de l’arrondissement des lèvres : celui de gauche est non arrondi, et celui de droite est arrondi.

Oui, on est plus à l’aise pour réaliser des sons fermés qu’ouverts, ainsi que le montre la forme de cette représentation (on l’appelle d’ailleurs parfois trapèze vocalique).

Bien entendu, les variations sont infinies entre tous les sons que vous voyez là, en fonction de la langue, du dialecte ou de l’idiolecte. Il est possible de représenter une grande partie des sons intermédiaires avec le triangle vocalique suivant, beaucoup plus complet, mais qui utilise des diacritiques additionnelles. Notez que malgré cela, il s’agit toujours de voyelles de base, non altérés, ne dépendant que de la position, du degré d’aperture et de l’arrondissement des lèvres.

Les voyelles françaises

Voici le tableau vocalique du français : toutes les voyelles qui n’existent pas dans cette langue en ont été retirées. Vous constaterez que nous n’avons plus seulement là que des voyelles de base, mais aussi les voyelles nasalisées qui valent la réputation si cocasse du français à l’étranger. C’est donc une version très complète, qui fait même la distinction /a~ɑ/ et la distinction /ɛ̃~œ̃/, qui sont loin d’être vraies pour la majorité des locuteurs.

Je le disais en introduction, le français a une quantité énorme de voyelles. Elles y sont toutes les seize ici, et elles varient en fonction de l’idiolecte.

Tous les locuteurs du français ne prononcent pas les voyelles du standard exactement aux positions indiquées. Mais si on se comprend tous, c’est parce qu’elles sont différenciées entre elles d’une manière presque toujours égale. Elles sont différentes de manière relative dans tous les cas.


La méthode

Pourquoi les voyelles françaises devraient-elles aider à la réalisation de voyelles étrangères ?

Eh bien, parce qu’elles sont nombreuses. Un locuteur du français connaît inconsciemment de nombreuses positions vocaliques. Cela lui permet :

  • non seulement de réaliser les sons équivalents dans d’autres langues (le <ö> du turc qui est le son /œ/, le <ü> de l’allemand qui est le son /ʏ/ – très proche du /y/, le <ę> du polonais qui est le son /ɛ̃/, etc.) ;
  • mais aussi d’extrapoler des sons plus ou moins proches.

Et cela, c’est mon vrai propos.

Avec toutes les voyelles dont le français dispose, n’importe quelle voyelle étrangère ne peut jamais être bien loin d’une autre. Si on regarde le triangle vocalique du français ci-dessus, on voit que la voyelle la plus éloignée de n’importe quelle voyelle française est le son /ɨ/ (représenté par <ы> en russe, en polonais ou parfois en portugais) ou son équivalent arrondi /ʉ/ (très rarement distinctif, on le rencontre par contre souvent en allophone – variation environnementale d’un autre son – dans les langues germaniques).

Pourquoi, en réalité, les voyelles françaises n’aident-elles pas du tout à la réalisation de voyelles étrangères ?

Parce que cela ne s’apprend pas.

Pour un chanteur, il est facile de réaliser une note sur demande, parce qu’il connaît sa voix. Étant musicien, il a surtout appris la musique et sait par exemple extrapoler un si depuis un do (cas de l’oreille relative). Les meilleurs n’ont pas besoin d’extrapoler : ils peuvent produire spontanément n’importe quelle note. C’est l’oreille absolue. Et l’oreille absolue, contrairement à l’idée reçue, n’est pas un don : elle peut s’acquérir, avec du travail et du temps (une prédisposition aidera aussi ; nous ne sommes hélas pas tous égaux).

L’oreille, c’est la même chose en musique et en phonétique : elle se travaille. Imaginez qu’on apprenne aux enfants ce que je viens d’expliquer ; imaginez qu’on prenne le temps de leur inculquer la notion selon laquelle aucune voyelle n’est plus compliquée qu’une autre. Alors les enfants en question seraient à même de prononcer n’importe quelle voyelle étrangère par extrapolation (pour ceux qui acquériraient l’oreille relative) ou spontanément (pour ceux qui auraient une affinité particulière avec les sons en général).

Bien entendu, c’est utopique : un tel cours ne verra sans doute jamais le jour, d’autant qu’il n’y en a pas vraiment de besoin. Une langue sert à communiquer, et peu importe la perfection : même avec une prononciation abominable d’une langue étrangère, on peut toujours se faire comprendre. Ce serait une erreur de se borner à la perfection. Néanmoins, il n’est pas absurde d’imaginer un monde où la phonétique serait proposée à l’apprentissage au même titre que la musique. Cela peut vous paraître risible et pas moins chimérique, mais dans ce monde imaginaire, les Français seraient excellents en prononciation des langues.

Comment extrapoler une voyelle étrangère depuis une voyelle française ?

Bonne nouvelle ! Pas besoin de vous faire enseigner la phonétique. Vous pouvez toujours vous approcher d’une voyelle qui vous semble inaccessible à partir d’une voyelle française, à condition de comparer la position des voyelles en question sur un triangle vocalique. Voici des exemples.

Notez encore une fois que les extrapolations que je propose ici sont rapport au standard. Mais peu importe si vos extrapolations sont biaisées par votre idiolecte : l’important, c’est que les voyelles soient distinctives les unes par rapport aux autres de manière relative. Mon idiolecte du français relève toutes les voyelles, mais n’importe quel locuteur du français me comprend parce que je fais une différence égale entre toutes.

Et les consonnes, alors ?

Les consonnes obéissent à peu près aux mêmes règles, mais elles sont objectivement plus difficiles à réaliser. De plus, certaines personnes ne peuvent tout simplement pas réaliser certaines d’entre elles, comme la consonne roulée uvulaire sourde notée /ʀ/, du fait de la constitution de leurs organes phonateurs ! Cela explique certainement sa faible durée de vie dans la langue française (du XVIIème au XIXème siècle tout au plus).


Cet article était assez technique. Je suis navré si je vous ai perdu. Aussi, n’hésitez pas à me laisser vos questions dans les commentaires et je vous y répondrai sans faute !

Merci pour votre lecture.

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