[Cinémavis #19] Héros malgré lui (Stephen Frears, 1992)


Prenez Independence day, ou n’importe quel autre film qui selon vous soit représentatif de la tendance des États-Unis à créer des oeuvres à leur propre gloire, à grands renforts de héros, d’exploits, d’idéaux, de happy ends mirifiques et de musique épique.

Il n’y a rien de plus différent de tout ça que Hero, que je vais désigner sous son titre original parce que le titre français est idiot*. Ce sera une analyse de fond, parce qu’une fois qu’on s’y attache, on en oublie de regarder la forme. Les spoilers, toujours légers, sont indiqués dans le texte.

C’est de Stephen Frears, c’est sorti en 1992, y’a Geena Davis, Andy Garcia et Dustin Hoffman dedans.

*Pour la petite histoire, le titre français vient du titre original alternatif « Accidental Hero« , adopté a posteriori pour rappeler que Geena Davis avait remporté un Oscar dans Voyageur malgré lui (Lawrence Kasdan, 1988), connu en version originale comme The Accidental Tourist.

 L’art du contrepied

Le film prend le contrepied de deux grands concepts qui vont devenir ses thèmes, la gloire et la presse. Ou plutôt son thème tant ils sont confondus. Le but du jeu va être de se moquer des deux en même temps, mais pas avec la même finalité : se moquer de la gloire va truffer le film d’autodérision, ce qui lui confère un charme hilarant, et se moquer de l’autre va en faire une critique acerbe de la société. Un humour cynique à grande échelle qui ne ressemble pas aux productions américaines habituelles.

Hoffman va camper un personnage horriblement cynique (je le répète mais il le faut), associal et méchant. Le pire de tout, c’est sûrement son nom : Bernard LaPlante. En plus, c’est un petit truand qui n’a aucun sens de la morale, quoiqu’il faille y repenser rétrospectivement pour voir en lui un anti-héros. Car sous des airs de se foutre du monde, LaPlante se veut un protagoniste banal, ce qui fait de l’égoïsme son seul atout attachant. Un équilibre parfaitement géré avec l’autre personnage principal, John Bubber, un sans-abri traité comme tel, réputé pour son honnêteté mais prêt à la sacrifier pour sortir du gouffre.

Les deux personnages sont amis, ce qui est à la base une mise en opposition un peu trop contrastée et pratique entre des connaissances ; tous deux vont aussi accéder à des hautes sphères qui n’auraient pas dû leur être accessibles aussi facilement. C’est là une concession au réalisme qui va être mille fois rentabilisée.

L’art de l’accroche

On ne peut pas parler du film sans le faire passer pour ce qu’il n’est pas : une création si pleine de sarcasme qu’elle doit être noire et déprimante. Non. Tout ça, c’est juste son propos, et il le traite avec humour. Alors vous me direz : « si c’est son propos, ça doit quand même se sentir ? » Oui et non.

Toute oeuvre dotée d’une unité de longueur – un livre, une pièce de théâtre, un film, par opposition à une peinture ou une sculpture par exemple – essaye de fasciner son public de tout son long. L’intérêt du spectateur va être aux petits soins de l’accroche, qui va nous rendre curieux de la suite. C’est bien entendu une constante du cinéma.

Hero fait le choix de la frustration ; l’histoire explore ce qui est moral et ce qui est juste (sans choisir un camp, d’ailleurs), et quel que soit le point de vue adopté, ce qui se passe n’est pas satisfaisant. C’est l’accroche : comment cela va-t-il se finir ? Cette création anticonformiste va-t-elle finir en happy end ? S’il y en a un, cela ne risque-t-il pas d’être plus frustrant encore ? Le choix de ce style d’accroche était courageux, mais bien évidemment… ça a marché.

[Léger spoiler] dans ce film, on n’apprend pas de ses erreurs. On est ce qu’on est, on a ce qu’on mérite. On est un truand ? On passe la moitié du film en prison. On est un honnête homme pris en partie malgré soi dans le cercle vicieux de la tromperie ? On souffre de sa conscience rebelle. Pourtant certains actes amorals et illicites restent cachés à la presse et à la justice… [fin]

Les côtés drôle et frustrant du film sont là pour nous permettre d’apprécier les injustices relatives qui s’entrecroisent sans avoir peur de la suite, mais en nous laissant tout de même dans l’expectative. Tout ça en soi, c’est le plus fabuleux moyen de nous tenir en haleine et un merveilleux contrepied à la justice de fiction. Ce qui nous amène au prochain paragraphe.

Morale et justice, et comment la presse chapeaute tout ça en fabriquant des héros

J’aurais voulu, pour une lecture plus confortable de cet article, traiter de la morale-justice et de la presse dans des paragraphes séparés. Mais les deux aspects sont trop intimement liés dans le scénario pour être séparés sans dommages.

Hero nous transmet un enseignement millénaire devenu proverbial : « les apparences sont trompeuses ». Au-delà d’elles, les gens restent des gens, et on nous laisse entrevoir le héros et le criminel dans chacun d’eux.

Qui est le vrai héros, entre le criminel qui sauve des gens et ne s’en vante pas (LaPlante), et l’honnête homme qui lui vole sa place pour l’argent (Bubber), croyant que son ami n’en veut pas ? Chez les deux personnages, la pulsion amorale a été suscitée par l’intérêt. Un intérêt différent mais égal : l’un de ne pas se faire remarquer de la justice, l’autre de gagner de l’argent. Cela fait d’eux des criminels. Pas vrai ?

Décider de qui est le protagoniste le plus amoral des deux sur la base de ces seuls indices, c’est oublier un élément de taille : qui manipule le mieux les apparences dans notre monde ? La presse, bien sûr. Et dans quel but ? La recherche de la vérité, disent-ils… Pourtant, eux aussi recherchent la gloire et l’argent. La malheur des uns fait le bonheur des journalistes, et ce n’est pas un bonheur des plus louables. La gentille reporter, en voulant séparer le bon grain de l’ivraie, cède elle aussi à une voracité inhumaine de la mort, et cela fait d’elle un juge absolu. En quoi n’est-elle pas non plus une criminelle ? Parce qu’elle a des lecteurs ? Ha, l’ironie.

(Au fait, j’ai parlé de l’ironie comme une conséquence du ton que prend l’histoire, mais elle est utilisée à très grande échelle également comme un moyen de communication. Par exemple, LaPlante a un fils et il joue envers lui un rôle de moralisateur responsable. En sus de cela, il débite des jurons dont il s’excuse par réflexe auprès de son fils. Le film sera d’ailleurs inhabituellement grossier pour sa classification et son époque.)

La vérité là-dessus, le film la donne lui-même. Cela constitue malheureusement un [léger spoiler] : parce que l’oeuvre ne donne pas sa vision de ce qui est moral, il faut juger avec sa morale à soi, et la conclusion – je l’espère – est évidente : il y a du criminel et du héros en chacun des personnages, au même titre que dans n’importe qui d’autre. L’un a été remarqué alors qu’il était héroïque, l’autre alors qu’il était malhonnête, et cela a décidé de leur sort. C’est ce que dit d’ailleurs Bubber dans un des accès d’équité auxquels il s’adonne en vain pour ne pas paraître à lui-même comme un monstre d’opportunisme. Mais les rôles auraient bien pu être inversés, et à quoi cela a-t-il tenu ? Oui, à la presse… Pourtant, même là, le film parvient je ne sais trop comment à ne pas mettre la journaliste, cette décideuse partiale, dans un camp ou dans l’autre. Et nos trois criminels sont tous adorables. [fin]

Conclusion

Maître du contrepied, le réalisateur Stephen Frears nous permet de détacher les yeux de la forme tant le fond choisi est intéressant. Magnifiquement inverse à tout ce dont les Américains sont normalement friands, il met des valeurs ahurissantes sur le devant de la scène, à l’aide d’acteurs parfaits pour interpréter les pires héros et les meilleurs criminels. Une critique à la fois de la presse, de la crédulité des gens à son égard, de l’importance du moment propice pour être révélé par elle, et de la nature humaine dans des dimensions profondes, qui nous fait réfléchir à ce que sont la morale et la justice avec nos propres moyens.

La meilleure façon de résumer le fond du film, c’est peut-être de souligner à quel point il concilie les extrêmes à merveille, comment il fait fonctionner entre eux les parangons de la justice, de la morale et de la presse. C’est un divertissement de qualité qui amène aussi des réflexions profondes sur des apparences si figées qu’on en a oublié leur vraie nature. Ne débranchez pas votre cerveau devant ce film, comme vous le feriez pour tolérer le patriotisme commercial d’un Independence Day. Tout ce dont il est fait, de l’humour à la frustration, mérite qu’on y prête une oreille attentive et pensante.

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