[Cinémavis #18] Guerre et Paix (Serge Bondartchouk, 1966)


Cette critique est classée comme détaillée, pourtant elle n’est pas née du même principe que les autres de ce type. D’habitude, j’en fais une lorsque le film m’a touché à un niveau que les commentaires superficiels ne reflètent pas. J’y pense donc un peu plus profondément et j’en parle sous le plus d’aspects possibles sans non plus écrire un roman.

Il serait archi-faux de dire que Guerre et Paix ne m’a pas « parlé » : c’est la plus grosse production soviétique de tous les temps, il dure 400 minutes et tout est à la hauteur des plus grandioses objectifs de ses créateurs. Mais le fait est que je n’en parle longuement que du fait même de cette grande longueur et de la richesse qui va avec. Dans ma conception d’une critique détaillée, je pourrais sans doute trouver quatre fois plus à en dire que ce que je vais faire en réalité.

Or donc, cette longue critique va être l’équivalent de quatre (grosses) critiques normales, reliées entre elles comme l’ont été les quatre chapitres de l’immense création de Serge Bondartchouk. Les commentaires seront donc ici rangés méthodiquement dans leur cohérence chronologique.

1

Le premier épisode a l’avantage de l’effet de surprise. Il met en scène en grande pompe des éléments fastueux qu’on croirait d’autant plus difficiles à faire en film du fait que l’oeuvre est soviétique. Communisme, étoussa.

Pourtant, il n’y avait peut-être pas mieux que les Soviétiques pour mettre en lumière cette bête évidence : quel meilleur film de guerre que celui où il y autant d’acteurs qu’il pouvait y avoir de soldats ? Cela a d’ailleurs été le principe du péplum, mais malheureusement, la masse humaine est généralement utilisée dans ce dernier genre comme un impressionnant troupeau de figurants. Dans Guerre et Paix, non seulement les masses sont agencées et organisées avec un réalisme militaire époustouflant, mais les efforts mis sur tous les aspects de l’oeuvre en font un personnage à part entière, avec tout le pouvoir conféré à la foule en général.

Les milliers de figurants sont l’expression la plus simple de l’énormité du film en entier, et la surprise réside en partie dans l’écoulement normal, paisible presque, de l’histoire derrière eux. Pour beaucoup, l’Histoire (avec un grand H, notez bien) est un ramassis de lignes abstraites sur des pages de livres divers qu’on a du mal à relier au réel, surtout puisque c’est un réel passé. Et le film nous rend justement ce lien concret, avec toute l’astuce de nous le mettre en introduction.

L’inconvénient inhérent à ce premier épisode est l’impossibilité, pour le spectateur, de tout saisir des sentiments lyriques qui culminent parfois dans une philosophie émotionnelle telle qu’on a du mal à faire la part entre le premier degré des combats et ces épanchements excessifs chez des personnages plus subtils.

2

C’est un contrecoup qui se produit au deuxième épisode : pris au paradoxe de sa propre longueur, le film fait apparaître sa seconde partie comme trop courte et ciblée, alors qu’elle ne fait que nous dévoiler la première alternance suggérée par le titre : guerre … paix.

Mais maintenant qu’on sait à quoi s’attendre, on peut aussi considérer la durée de l’oeuvre comme proportionnelle à l’exploit cinématographique : Bondartchouk, dont le potentiel d’acteur ne s’épanouira malheureusement que dans la dernière partie, nous démontre par sa réalisation qu’il peut tout filmer : intérieurs, extérieurs, bals, guerre et chasse n’en sont que des exemples marquants. Après tout, l’ensemble est déjà assez formidablement linéaire tel quel.

Les sentiments, toutefois, sont confirmés dans leur inaccessibilité au spectateur contemporain et occidental. Très forts et stéréotypés, lyriques toujours, on peut les résumer comme le support au talent des acteurs qui font plus que simplement assumer la responsabilité qui leur incombe d’en être les vecteurs ; ils les magnifient. L’histoire, par contre, souffre de l’absence de transitions entre le mielleux et le douloureux qui se succèdent sans toujours de limites à leurs extrêmes.

3

Peut-être la troisième partie marque-t-elle un délicat replat en prévision de la grande conclusion de la quatrième. Peut-être un léger accès de prudence aura été initié à l’idée que tout le projet avait fini par acquérir la fragilité d’un beau château de cartes en même temps que sa glorieuse aura de succès artistique monumental. Toujours est-il que le troisième épisode en question se « contente » d’étudier plus en détail l’aspect grandiose : il met la guerre en scène à grand fracas et gigantesques renforts de seconds rôles, se servant d’astuces plus étonnantes les unes que les autres pour simuler le spectateur dans son personnage de soldat ; oui, c’était de la réalité virtuelle.

Apparemment, les Russes avaient en leur possession, déjà à l’époque, des drones hightech pour faire des travellings épatants. Comment expliquer autrement, sinon par un génie hors de ce monde, que les scènes aient pu être tournées ainsi ? Rater certaines de ces prises devait coûter affreusement cher dans tous les sens du terme. On n’imagine pas la gestion titanesque qui devait assurer la cohésion des cohortes d’acteurs. Comment coupait-on une scène ? Comment dirigeait-on les armées littérales d’interprètes ?

Avec un peu d’imagination, on peut se figurer un immense mégaphone, seul moyen de signifier aux figurants que la scène est bonne et qu’ils peuvent se disperser… pour où, d’ailleurs ? Comment tous ces gens qu’on devine à peine dans un coin de l’écran s’imaginaient-ils le tournage plus intimistes de scènes différentes, avec les acteurs principaux entre eux, ou celui des longues et rêveuses scènes en avion dans les nuages ?

De plus l’épisode se trouve être une conclusion moins exagérément lyrique dans son jugement sans préjugés de Napoléon au regard de sa propre absence d’humanité.

4

Comme si Guerre et Paix n’avait pas encore trouvé sa niche filmique idéale, le quatrième épisode fournit effectivement une fin à toutes les échelles : il confirme l’extrême linéarité du tout, opérant une fusion géniale de tout ce qui restait d’hétérogène, soudant rétrospectivement toutes les parties ensemble. La façon qu’il a de touiller ce bouillon artistique, étroitement lié à la dimension du rêve, en mêlant l’acceptation de la mort à la fois comme un éveil et comme l’interruption quasiment contre-nature de la vie, donc de « tout », compense la manière trop historiquement cohérente (et par la même, matérialiste) que le film avait de dépeindre toutes ses horreurs.

La conclusion est dans la suite logique de tout ça, et elle est très courte : Guerre et Paix se voulait une création immensément complète et les Soviétiques ont simplement mis tous les moyens en oeuvre pour en faire une masse artistique aussi convaincante que géante.

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